Intervention de Jean-Luc Mélenchon

Séance en hémicycle du lundi 28 juin 2021 à 16h00
Respect des principes de la république — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Luc Mélenchon :

Tout cela est excessif et a ouvert la porte à des débordements. Comme je suis heureux de voir que notre discussion intervient au lendemain d'une élection qui a fait la démonstration la plus simple, la plus nette, que tous ces thèmes absurdes n'ont rien à voir avec les préoccupations des Français. En effet, ces derniers ne se sont pas déplacés pour voter pour ceux-là mêmes qui les appelaient à le faire au nom d'une prétendue mise en cause de leur sécurité, alors que celle-ci ne relève ni de la compétence des départements ni de celle des régions.

La distance avec la réalité et l'illusion communicationnelle de ceux qui ont cru pouvoir organiser cette diversion leur ont coûté cher : les électeurs qui se sont déplacés leur en ont fait payer le prix dans les urnes. Le Rassemblement national a perdu 106 conseillers régionaux. Bien que repeint en danger islamogauchiste et en ennemi de la République, j'ai le plaisir, pour ma part, d'en avoir gagné vingt-six. Bien sûr, vous aurez compris que ces chiffres ne sont là que pour garnir ma démonstration. Cela me permet d'affirmer que la masse des Français ne se reconnaît pas dans ce débat absurde. Nos concitoyens en ont par-dessus la tête de voir des heures de télévision et de radio occupées à disserter de sornettes, de billevesées concernant l'identité religieuse, ou l'identité de la patrie française qui serait compromise par je ne sais quelle religion. La France est bien au-dessus de tout cela, elle est capable de faire face à tout en même temps.

Oui, les gens en ont assez. Si les Français ont une identité, ce n'est qu'une parmi d'autres, car nous en avons tous plusieurs. Un bon proverbe africain dit qu'il y a plusieurs personnes dans la personne : c'est sagement raisonné. Nous faisons nation, tous différents que nous sommes. Comme l'expliquait le grand Jaurès, nous considérons sur nos bancs qu'on fait peuple quand on se rassemble, nonobstant les religions et les parlers, grâce aux revendications que nous avons en commun, non pour notre corporation mais pour notre vie commune.

Avec mon camarade Alexis Corbière, nous avons découvert les textes des discours prononcés par Jean Jaurès en Argentine. À l'époque, on l'accusait d'être un agent de l'Allemagne, et de je ne sais quoi encore – c'est une habitude de nous injurier grossièrement avant de nous faire des mauvais sorts. Jaurès expliquait aux Argentins qu'ils créeraient l'Argentine en se rassemblant autour de revendications, non en se regroupant par religion ou autour d'une langue. Voilà pourquoi, au début, les sempiternelles leçons de République nous agaçaient. Nous considérions que certains ne manquaient pas d'air. Désormais, nous demandons : la République, certes, mais laquelle ? Si le mot « République » doit être continuellement accolé aux forces de l'ordre – qui sont, à mes yeux, des forces de désordre – et à toutes les violences possibles, non.

La République pour nous, c'est une dynamique : elle n'est pas finie. La République, c'est la chose publique ; elle adviendra donc au moment où tout sera public. Ce n'est pas l'avis de tout le monde, je le sais. Mais c'est bien ce qui nous fait discuter entre républicains. La République jusqu'au bout, voilà le courant historique du socialisme depuis Jaurès. Les autres s'interrogent : cela dépend, où est le bout ? C'est un débat normal ; il faut admettre cette discussion entre nous. Mais de là à faire de nous des ennemis de la République parce que nous défendons, entre autres choses, la laïcité et le droit des musulmans, non ; c'est trop.

Enfin, vous aurez tout de même réussi un exploit, c'est de nous mettre tous d'accord. Quand le texte est passé en première lecture, les votes sur les bancs de la gauche traditionnelle n'étaient pas les mêmes. Cette fois-ci, tout le monde votera de la même manière : contre le texte. Nous voici donc, en quelque sorte, retombés sur nos pieds. Les insoumis sont très fiers d'avoir tenu bon quoi qu'il arrive.

Je ne peux pas non plus laisser passer l'idée qu'un séparatisme menacerait la France, un séparatisme consistant en la pratique de telle religion. Je ne crois pas qu'il soit dans les moyens de qui que ce soit, dans ce pays, de faire du séparatisme contre la République et, s'il le faut, nous vous le démontrerons.

Je tiens à rappeler que la laïcité a une racine très profonde dans l'histoire de France, qu'elle a à voir avec la souveraineté nationale, d'abord, et avec la souveraineté populaire ensuite. Comme tous les autres rois d'Europe, les rois de France se sont confrontés à la papauté lorsqu'elle avait des velléités de direction politique, par nostalgie de l'Empire romain ou pour assurer une sorte de continuité avec lui. Les premiers rois, qui dépendaient trop de la cohésion idéologique fournie par l'Église, ont commencé par céder.

Peut-être avez-vous entendu parler de Robert II le Pieux, c'était vers l'an mil. Ce roi avait la mauvaise grâce de vivre selon des normes qui n'étaient pas celles de l'Église : il avait répudié sa femme, ce que le christianisme interdit, et s'était mis en couple avec sa cousine. Rome s'est fâchée. Or le roi n'a rien voulu savoir et il a été excommunié et tout le royaume de France avec : plus de messes, plus de baptêmes, plus de communion, plus d'enterrements. Il a tenu quinze jours et a cédé, après quoi on l'a vu courir, d'une église à l'autre, pour pratiquer la religion avec une ferveur qu'on ne lui avait pas connue jusque-là – d'où le surnom qui lui est resté dans l'histoire de Robert le Pieux. Il fut donc surtout quelqu'un, j'y insiste, qui céda.

Un autre épisode, beaucoup plus intéressant, est le moment où le pape Boniface VIII décida que, puisqu'il commandait au spirituel, il devait commander au temporel. Et il enjoignit à Philippe le Bel de ne pas percevoir l'impôt sur l'Église – car derrière toutes ces discussions très élevées sur la transcendance, il y avait toujours un aspect matériel qui n'échappait à personne. Les familles de la noblesse française, qui comptaient toutes au moins un religieux, étaient bien embarrassées de ce conflit. Le roi ne céda rien. Le pape fulmina, notamment, les bulles Clericis laicos et Unam sanctam et le roi ne céda toujours pas. Il a, au contraire, cité le pape à comparaître devant un concile mais, par un concours de circonstances très malheureux, le pape décéda peu après l'« attentat d'Agnani » au cours duquel Sciarra Colonna, accompagnant Guillaume de Guillaume de Nogaret venu lui notifier la citation, aurait giflé le pape – ce qui paraît peu probable, mais enfin, cela fait partie de l'histoire. Dans cette circonstance, donc, le roi n'a pas cédé. Or c'était un bon catholique, permettez-moi de vous le dire.

L'épisode suivant met en scène Henri III et Henri IV. Là, vous avez une poignée d'hommes, et de femmes – dont Marie de Gournay –, qui se fichent bien de savoir – en fait pas vraiment, parce qu'ils sont catholiques – de quelle religion est le roi. Mais, d'après la loi dite salique, le roi est l'aîné de la branche aînée : si cela tombe sur un protestant, c'est lui, le roi. C'est le moment de rappeler un épisode peu connu de la vie de Montaigne, lequel a passé son temps à aller d'un bout à l'autre de l'Europe pour fomenter des intrigues afin de favoriser l'avènement de Henri de Navarre, qui aura changé trois fois de religion entre la protestante et la catholique, pour finir par devenir roi. Ainsi est affirmée la prééminence du politique sur le religieux en France, prééminence qui date de cette époque plus que de celle de Philippe le Bel.

L'étape suivante est la séparation de l'Église et de l'État en 1794, pendant la grande Révolution, la Convention décrétant que la République « ne paie plus les frais ni les salaires d'aucun culte ». Cela n'a pas été simple et vous savez tous ce que cela a donné – mais cette séparation a eu lieu. Reste que la liberté de conscience avait été affirmée antérieurement – en 1789 – et ce qui paraît banal aujourd'hui était une révolution intellectuelle incroyable à l'époque.

Ensuite, nous avons la Commune de Paris, là aussi une révolution – cela ne s'est pas passé dans un colloque, que voulez-vous ! Ce fut même assez rude, il faut bien le dire, mais ce fut. Tant et si bien que, quand la question est reprise sous la IIIe République, on a l'intelligence de comprendre que personne ne parviendra à contraindre qui que ce soit. La discussion est très animée. Je m'amuse de voir le nombre de ceux qui, aujourd'hui, félicitent nos grands anciens et qui seraient convenus de la loi de 1905. Douce rêverie ! Il n'est que de lire les comptes rendus des débats pour mesurer à quel point ils étaient chauds. Et l'application du texte n'en fut pas rendue plus facile, au contraire.

Pour finir, c'est le peuple français qui a permis la bonne décision. Comme ils n'avaient pas envie de se battre et que les républicains qui gouvernaient ont eu l'intelligence de céder sur ce sur quoi il fallait céder, les Français ont cessé d'occuper les églises pour empêcher la troupe de réaliser des inventaires, la République cessant de vouloir savoir ce qui se trouvait dans les tabernacles – motif de l'ultime empoignade.

La loi de 1905, au fond, que dit-elle ? Qu'il n'est d'autre souverain en France que le peuple ; qu'il n'y a aucune transcendance qui vaille par-dessus la volonté du peuple et de ses représentants. La laïcité est donc intimement confondue avec le principe de souveraineté du peuple : ce sont les deux faces de la même question. Comme il n'y a pas de puissance supérieure à la volonté du peuple – ni intellectuelle ni morale ni psychologique –, comme aucune loi extérieure ne peut lui être opposée – elle peut lui être proposée mais pas opposée –, alors, la laïcité est l'autre mot qui traite, au sens le plus profond, de la souveraineté du peuple puisqu'elle postule son pouvoir en toutes circonstances de décréter ce qui est bon et ce qui est mal, c'est-à-dire ce qui est licite et ce qui ne l'est pas. Car, au fond, la République ne fait que cela : dire ce qui est licite et ce qui est illicite. Pour ce qui est de l'appréciation qu'on a de la valeur morale des prescriptions ainsi fournies, c'est une affaire personnelle.

Voilà pourquoi le séparatisme n'est pas là où vous croyez. Le séparatisme, c'est celui qui nuit à l'autre principe fondateur de la souveraineté du peuple : l'unité et l'indivisibilité de la République, qui ont, certes, à voir avec les frontières, mais surtout avec un principe plus profond que ces dernières, l'unité de la communauté nationale, à savoir l'unité du peuple – qui repose sur sa souveraineté, donc sa capacité à s'auto-organiser. L'unité et l'indivisibilité de la République, cela signifie que la loi s'applique à tous de la même manière parce qu'elle a été décidée par tous, par le truchement des représentants du peuple.

La République, la laïcité, la souveraineté sont consubstantielles : ce sont trois mots qui désignent trois éléments d'une même réalité, celle qui est née avec l'humanisme qui proclamait que l'être humain est entièrement responsable et maître de son destin, qu'il n'accomplit le dessein d'aucune providence, qu'il n'agit en fonction d'aucune prédestination, et que, s'il pense le contraire, c'est son affaire et non celle de l'État et de la Cité.

J'ai éprouvé le besoin de vous dire tout cela pour vous rappeler qu'il est inutile de se créer des ennemis, quand on est républicain. La République a eu assez de difficultés à se faire comprendre par ceux-là mêmes qu'elle voulait protéger, défendre. Oui, au sein du peuple français, il y a eu de profondes résistances aux lois établissant la laïcité, résistances encouragées par la papauté. En 1906, l'encyclique Vehementer nos condamnait la loi de 1905 et enjoignait aux catholiques de ne pas l'appliquer. En effet, cette loi s'ajoutait à celles qui avaient supprimé les prières publiques au début de chaque session parlementaire, astreint les séminaristes et les prêtres au service militaire, abrogé la bénédiction des bâtiments de guerre. La papauté a combattu la République jusqu'en 1920 et ne l'a reconnue que du coin du coude. C'est chose faite, depuis, et ce n'est plus un sujet.

Mais il a fallu passer par toutes ces étapes. Aussi, savoir tenir bon, c'est savoir convaincre ; non pas insulter, non pas montrer du doigt, non pas cantonner, non pas marginaliser, mais bien convaincre. C'est montrer que, pour ce qui concerne ce à quoi les gens sont le plus sensibles, ce à quoi ils sont le plus attachés, pour ce qui est de leur intime conviction de l'existence ou de la non-existence de Dieu, des consignes qu'il donnerait et de la manière de les respecter, l'État républicain n'est pas en guerre contre la foi. L'État républicain n'est en guerre, j'ose le dire, contre aucune conviction, sauf celles qui violent la loi.

En France républicaine, en effet, vous avez le droit d'être royaliste, de diffuser des journaux royalistes, de présenter des candidats aux élections qui sont royalistes. La République est le régime de cette extrême ouverture d'esprit, de cette capacité d'accueil qui fait qu'au bout du bout la sagesse populaire et la capacité de résistance intellectuelle et morale de ceux qui représentent le peuple sauront venir à bout de toutes les difficultés. C'est mon pari. Vous n'avez pas besoin de faire tout ce mal pour convaincre la France que son intérêt est dans la laïcité.

Je veux parvenir à convaincre mes amis et camarades musulmans qui militent dans des pays du Maghreb, qui sont souvent de mon bord politique – socialistes, communistes, écologistes, rupturistes, insoumis aussi, il y en a partout… –, qu'ils ont intérêt à la laïcité. Ils n'en sont en effet pas toujours convaincus, précisément parce qu'on leur reproche de faire de la laïcité un athéisme d'État. Non, elle n'est pas un athéisme d'État ; oui, la laïcité est une règle de vie commune ; oui, la laïcité est le moyen de la souveraineté du peuple. Elle n'est pas un supplément d'âme, à supposer que l'âme existe. Elle est quelque chose qui dit à nos concitoyens : « Français, qui que tu sois, quelle que soit ta religion ou ta non-religion – ce qui est le cas tout de même de la majorité des Français qui finissent par considérer certains débats comme insupportables –, tu es personnellement responsable d'abord de ta patrie, c'est-à-dire de tous les autres dans leur droit. »

Je ne suis pas surpris, et j'en termine, que, dans toutes les périodes de réaction, on évoque les devoirs plus souvent que les droits. Un républicain ne connaît pas d'autre devoir que celui de faire respecter les droits de chacun. Et c'est à ce prix que la République n'est pas une leçon de morale ni un discours philosophique qui s'imposerait, sinon pour dire ceci : le peuple est souverain et lui seul.

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