Madame la ministre, j'aimerais vous interroger sur la question de la prise illégale d'intérêts, définie à l'article 432-12 du code pénal.
Aujourd'hui, la prise illégale d'intérêts fait l'objet d'une jurisprudence parfois contradictoire, selon que c'est le juge pénal ou le juge administratif qui se prononce. Le code pénal la définit comme « le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement ». Ce qui est interdit, c'est de rassembler en une même personne la qualité de surveillant public et celle de surveillé privé.
La jurisprudence établit le fait qu'il n'est pas nécessaire, pour que le délit soit constitué, que la collectivité ait souffert d'un quelconque préjudice. Le chef de l'exécutif d'une collectivité est par ailleurs d'autant plus vulnérable que le code général des collectivités territoriales le désigne comme unique chargé de l'administration de la collectivité locale, nonobstant les délégations qu'il peut accorder. Enfin, il faut souligner que la loi ne pose aucune limite au degré de parenté entre la personne chargée du dossier et le bénéficiaire de la décision susceptible d'être retenue.
La Cour de cassation a rendu sur ce sujet, le 22 octobre 2008, un arrêt qui précise que « l'intérêt, matériel ou moral, direct ou indirect, pris par des élus municipaux en participant au vote des subventions bénéficiant aux associations qu'ils président entre dans les prévisions de l'article 432-12 du code pénal », et ce même si cette présidence est bénévole. Se trouve ainsi démentie l'interprétation rassurante développée par le ministère de l'intérieur jusqu'en 2005, dans diverses réponses à des questions écrites – position qui était également celle du juge administratif lorsque ce dernier a à connaître de la légalité des délibérations, l'article L. 2131-11 du code général des collectivités territoriales disposant que « sont illégales les délibérations auxquelles ont pris part un ou plusieurs membres du conseil intéressés à l'affaire qui en fait l'objet, soit en leur nom personnel, soit comme mandataires ».
Force est de constater aujourd'hui que la jurisprudence du juge pénal est plus stricte que celle du juge administratif. Afin d'améliorer la sécurité juridique des élus locaux, et en particulier de ceux qui participent aux organes de direction d'associations subventionnées, le sénateur Bernard Saugey avait proposé, en 2009, de modifier la rédaction du code pénal en s'inspirant de la jurisprudence administrative, en limitant l'incrimination aux cas d'intérêt personnel distinct de l'intérêt général. Cette proposition a été adoptée par le Sénat, contre votre avis et malgré vos arguments. Vous avez en effet souligné, à juste titre, que rien ne garantit que le juge pénal se conformera à l'esprit de cette nouvelle rédaction.
Il serait donc utile, je crois, de clarifier dans ce projet de loi la notion de prise illégale d'intérêts. Une formulation plus précise pourrait être envisagée, en remplaçant l'intérêt quelconque qui apparaît dans la décision de la Cour de cassation par l'intérêt explicitement matériel ou financier.
Je crains en outre que les mesures du projet de loi visant à interdire les emplois familiaux ne renforcent la confusion autour de la notion de prise illégale d'intérêts. Une incrimination pénale est en effet prévue en cas de violation de la nouvelle interdiction faite aux membres du Gouvernement, aux parlementaires et aux chefs d'exécutifs locaux, d'employer ou de nommer des membres de leur famille proche comme collaborateurs.
Or cette interdiction, qualifiée de nouvelle par votre exposé des motifs, existe déjà pour les chefs d'exécutifs locaux. Le fait que les chefs d'exécutifs locaux embauchant des membres de leur famille ne soient pas systématiquement poursuivis pour prise illégale d'intérêts s'explique uniquement par la politique pénale des parquets, et non par l'absence de disposition législative : les parquets pourraient tout à fait poursuivre les dirigeants d'exécutifs locaux qui recrutent des proches comme collaborateurs, politiques ou autre. Pas plus tard que le 6 juillet dernier, un élu du Rhône, maire, a été condamné pour prise illégale d'intérêts parce qu'il avait recruté sa soeur comme directrice générale des services ; celle-ci a été condamnée pour recel de prise illégale d'intérêts. À aucun moment n'a été évoqué le fait que cet emploi ait pu être fictif.
La seule nouveauté du texte réside finalement dans la création d'un principe de remboursement.
De plus, vous prévoyez pour cette interdiction « nouvelle » une peine de trois ans de prison et 45 000 euros d'amende ; mais les mêmes faits sont punis, par l'article 432-12 du code pénal, d'une peine de prison de cinq ans. Il y a là une distorsion regrettable : est-elle volontaire ?
Madame la ministre, envisagerez-vous de clarifier la notion de prise illégale d'intérêts, souvent utilisée dans des affaires nuisant à la crédibilité des élus et des acteurs publics ?
Enfin, il me semble que ce que nos concitoyens ne supportent plus, c'est le caractère fictif ou complaisant d'un emploi plutôt que son caractère familial. La seule manière de mesurer ce caractère fictif ou complaisant serait d'établir un référentiel : pour cela, il faut que nos collaborateurs aient un statut.