Je partage complètement vos inquiétudes, mon cher collègue. Nous avons des soucis dans notre système de formation un peu à tous les niveaux. Concernant la question précise de la formation d'ingénieurs de qualité, surtout dans les domaines liés à l'informatique, nous ne sommes pas les seuls. Les experts en la matière s'accordent globalement pour dresser ce constat : un peu partout, les ingénieurs informaticiens sont trop rompus à l'art de la « bidouille », de la débrouille, des pansements sur un code compliqué et perdent ainsi l'habitude de raisonner en termes systémiques, logiques, sur la résolution de problèmes. Cela m'est apparu lors de nombreux débats auxquels j'ai pu assister ou que j'ai modérés, sur des sujets très variés : en cybersécurité par exemple, il s'agit d'un problème classique que de chercher à répondre aux difficultés rencontrées non pas seulement en colmatant les brèches ici et là, mais en pensant systémique. Cela rejoint la question des attentes vis-à-vis d'un enseignement théorique, mathématique, dans nos formations d'ingénieurs. Très souvent, les ingénieurs en formation voient cela comme un élément déconnecté de la pratique. La capacité à mettre une pensée théorique en pratique, qui était une marque de fabrique des ingénieurs français, est plutôt en danger aujourd'hui.
En France, le danger actuel est toutefois bien plus grand encore du côté du système éducatif en amont. Le bac S est, aujourd'hui, un faux baccalauréat scientifique : il s'agit plutôt d'un diplôme généraliste de qualité qui se cache sous une appellation scientifique. La situation serait bien plus saine si l'on avait une filière d'excellence scientifique, une filière d'excellence littéraire, une, encore, d'excellence professionnelle et technologique. On n'est malheureusement jamais parvenu à aboutir à de tels changements. J'ai espoir que, dans le cadre de la réforme annoncée du baccalauréat, qui va être une véritable réforme « coup de poing », dans le bon sens du terme je l'espère, on arrive à briser le carcan dans lequel nous sommes enfermés et à faire émerger, par le jeu des options, des profils qui s'engagent dans une filière vraiment scientifique par choix.
Nous avons, en outre, des soucis bien en amont du baccalauréat, dès la petite enfance. Je suis actuellement chargé d'une autre mission sur l'enseignement en mathématiques, en binôme avec Charles Torossian, de l'Inspection générale de l'Éducation nationale (IGEN). Les constats qui s'offrent à nous sont également très durs pour nos institutions. Dans les évaluations internationales sur les acquis scolaires (TIMSS pour Trends in international mathematics and science study) figure, notamment, un volet sur la maîtrise des fractions : or dans la dernière édition, la France est classée dernière de l'OCDE. Les auditions auxquelles nous avons procédé ont mis en lumière le fait qu'il s'agissait d'un problème relativement récent : la situation est très dégradée aujourd'hui. Dans les comparaisons internationales sur le niveau des enfants, nos résultats sont très inférieurs à ce qu'ils étaient voici deux décennies. Il apparaît, en outre, que ce problème survient tôt, dès l'école primaire, et est multifactoriel : entrent pêle-mêle en jeu le problème de la formation des instituteurs et institutrices, en grande majorité littéraires, qui, très souvent, cherchent à éviter l'enseignement des sciences, mais aussi un problème d'organisation des programmes et des attendus par la société, dans un contexte où les mathématiques sont l'objet de plus en plus d'attentes. On veut, en effet, former à savoir faire ses comptes en autonomie, apporter des connaissances de culture générale sur les grandes avancées des sciences mathématiques dans le monde, entraîner au raisonnement, à la concentration et au calcul mental, qui sont bons pour les activités neurocognitives, préparer à des métiers dans lesquels on utilisera les sciences mathématiques et faire éclore des mathématiciens, des statisticiens et des informaticiens de haut niveau. Or ce sont des rôles assez différents, si bien que les enseignants se retrouvent déboussolés et ne savent pas réellement ce que l'on attend d'eux ni comment le faire. En outre, cette discipline est sous le feu de la société et des critiques : tout le monde a son mot à dire et l'on débat, dans les journaux télévisés, sur la question de savoir à quel âge il faut apprendre les opérations, sans en arriver à la conclusion qu'il convient juste d'expérimenter et d'évaluer. Il est très difficile d'avoir des échanges sereins sur le sujet. S'ajoutent à cela des problèmes d'organisation générale de l'Éducation nationale : gestion des enseignants, évaluation, inspection, dynamique d'équipe, gouvernance, sécurité, discipline, rôle du chef d'établissement (souvent sous tutelle en pratique car il a besoin des crédits de la mairie pour mettre en oeuvre son équipement, acheter ses manuels). Nous sommes face à un système rempli de complications, dans lequel la réforme n'a que trop attendu. La mathématique est en quelque sorte le révélateur très sensible d'un système qui rencontre globalement toutes sortes de difficultés.