Intervention de Boris Vallaud

Séance en hémicycle du jeudi 18 janvier 2018 à 9h30
Entreprise nouvelle et nouvelles gouvernances — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBoris Vallaud :

Cette situation nous commande d'agir. C'est d'ailleurs le propre de la politique que de permettre aux hommes et aux femmes de définir les valeurs et de fixer les idéaux pour faire advenir une société qui permette et promeuve l'émancipation de toutes et de tous, et considère la dignité de chacune et de chacun.

Tel est au fond l'objet de cette proposition de loi, qui donne d'abord une définition radicalement nouvelle de l'entreprise au XXIe siècle. Désormais, la société ne sera pas seulement constituée dans l'intérêt partagé de ses actionnaires, mais « gérée conformément à l'intérêt de l'entreprise, en tenant compte des conséquences économiques, sociales et environnementales de son activité ». Cette modification du code Napoléon porte en elle, je le dis sans excès, une révolution, puisqu'elle incite les dirigeants à internaliser les externalités négatives.

En effet, les entreprises ne sont pas hors sol. Les très grandes entreprises essaient parfois, depuis des années, de mettre en concurrence non seulement les femmes et les hommes, mais aussi les territoires, et agissent comme si les biens communs dont elles bénéficient pouvaient être instrumentalisés et épuisés en toute impunité. Internaliser les externalités négatives, c'est faire des entreprises des entités plus conscientes de leurs responsabilités, du simple fait des conséquences de leurs choix et de leurs activités. Ce n'est pas leur imposer de manière arbitraire de nouvelles normes, de nouvelles obligations, mais, à l'inverse, leur donner plus de puissance dans le nouvel ordre mondial.

Alors que le droit ignore l'entreprise et ne connaît que la société, et que l'économie ignore la société et ne connaît que l'entreprise, cette proposition de loi est la première, sans doute, à penser la relation entre la société et l'entreprise. Elle institue également ce que nous avons appelé une « co-détermination à la française ». En effet, les entreprises sont non seulement des communautés humaines, des collectifs de travail, mais aussi le lieu de la démocratie sociale. Il relèverait d'une conception d'un autre âge de les considérer uniquement comme des outils au service de la rémunération de leurs actionnaires.

En renforçant la présence des administrateurs salariés dans les conseils d'administration et en accordant un droit de vote triple aux actionnaires de long terme, le texte revient sur une lente dérive ayant conduit, au fil des années, à une suprématie actionnariale aux conséquences délétères : déformation du partage de la valeur ajoutée au bénéfice des actionnaires, « court-termisme » des marchés au détriment des stratégies industrielles, sous-performance économique et sociale préjudiciable aux salariés, aux territoires et finalement à l'entreprise elle-même.

La présente proposition de loi revient sur deux idées fausses et datées, que nous contestons. La première est celle selon laquelle l'actionnaire serait le propriétaire de l'entreprise ; il n'est propriétaire que d'actions, droits de créance auxquels sont attachées des prérogatives limitativement déterminées par la loi. La seconde voudrait que l'actionnaire soit le seul exposé à un risque dans l'entreprise ; d'autres parties prenantes, au premier rang desquelles les salariés, sont aussi exposés, ce qui nous fait dire que l'entreprise est un bien commun. Le patron du MEDEF affirme-t-il autre chose lorsqu'il reconnaît ses salariés la principale richesse de son entreprise ?

La création de valeur est le fruit de l'investissement de l'ensemble des personnes qui collaborent au sein d'une entreprise, qu'elles apportent un investissement en capital ou en travail. La démocratie sociale requiert des codécisions organisées par des procédures qui équilibrent les pouvoirs et ménagent l'accès à une information de qualité. C'est pourquoi la proposition de loi ouvre aux administrateurs le droit à une information élargie, en particulier sur les stratégies fiscales des entreprises, qui devront faire l'objet d'un reporting devant les instances représentatives. Les Paradise Papers témoignent de la mise en cause de la puissance publique dans ses ressources et dans son autorité, et il est temps d'agir.

Cette proposition de loi institue en outre une double notation, mesurant performance économique et performance sociale et environnementale, par la création d'un indicateur public synthétique. En effet, il nous paraît important que toute société, au même titre que les consommateurs, les investisseurs, les citoyens et les élus, puisse disposer d'informations complètes sur les entreprises.

La proposition de loi pose enfin le principe d'un écart maximal de rémunération dans l'entreprise – j'ai compris que ce point ne suscite pas l'adhésion du Gouvernement – , tout en laissant à celui-ci le soin d'organiser la concertation, à laquelle il est attaché, pour le déterminer. Nous savons que les inégalités minent nos sociétés. Les entreprises sont un lieu de création de richesses, nul n'en doute, mais aussi le lieu de leur répartition inégalitaire, parfois même outrageusement inégalitaire. Comme le dit d'ailleurs l'article 1er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. » Nous ne pouvons continuer d'accepter des distinctions sociales extrêmes, qui non seulement n'ont aucune utilité commune, mais constituent même des nuisances sociales.

Chers collègues, nous pouvons, nous devons continuer d'avancer sur le chemin de l'élaboration d'une nouvelle définition de l'entreprise, non pas pour nous méfier de celle-ci, car nous lui faisons confiance, mais pour donner un cadre mieux adapté aux défis de notre temps aux femmes et aux hommes qui, tous les jours, s'y impliquent, y travaillent, y produisent, y innovent, y investissent.

Chers collègues, contrairement à ce que j'ai pu entendre ou lire à propos de ce texte, celui-ci n'est pas maximaliste. Cette accusation voudrait essayer de faire croire à nouveau que nous ne pouvons pas changer les choses, ou uniquement à la marge. Nous vous recommandons de ne pas être des révolutionnaires du statu quo. En réalité, la proposition de loi nous force à regarder en face où en est la France, alors que le XXe siècle est inauguré depuis près de deux décennies. À travers les nouvelles relations qu'organise cette proposition de loi entre le capital et le travail d'une part, et la prise en compte des conséquences de l'activité de l'entreprise d'autre part, ce texte est également porteur d'une réconciliation entre le travail et le management. Lorsque l'article 1er évoque la prise en compte par l'entreprise des « conséquences économiques, sociales et environnementales de son activité », il restaure la latitude d'action des dirigeants de l'entreprise eux-mêmes face au pouvoir devenu exorbitant des marchés financiers et des actionnaires. Lorsque l'article 2 partage les conseils d'administration entre les représentants des actionnaires et des salariés, il restaure le rôle d'arbitre du dirigeant entre le travail et le capital, en lui permettant d'incarner l'intérêt de l'entreprise et non plus celui des actionnaires. Ce texte organise la nécessaire réconciliation, l'union des forces productives indispensable au renouvellement industriel de notre pays.

Maximaliste, irréaliste, notre proposition de loi ? Ce qu'elle préconise se fait déjà en Allemagne, en Autriche, au Luxembourg, au Pays-Bas, au Danemark, en Suède, en Norvège, en Finlande, en République Tchèque, en Hongrie, en Pologne, en Slovaquie, en Slovénie. En vérité, dans l'océan de la suprématie de la finance anglo-américaine, c'est un modèle européen alternatif qui se dessine. Nous vous proposons d'en prendre la tête ou du moins de rattraper le train, que nous devons rejoindre, en votant aujourd'hui cette proposition de loi.

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