Intervention de Emmanuelle Auriol

Séance en hémicycle du jeudi 6 janvier 2022 à 15h00
Légalisation du cannabis : évolutions européennes blocages français

Emmanuelle Auriol, économiste :

Merci beaucoup de votre invitation et de l'honneur que vous nous faites de nous auditionner sur la question des avantages et des écueils pouvant être anticipés d'une légalisation du cannabis récréatif.

Historiquement, le cannabis était prohibé absolument partout dans le monde, en application des conventions de l'ONU et du fait de l'action de lobbying des États-Unis. Puis, en 2013, l'Uruguay a décidé de légaliser. C'était le premier pays à le faire et cela ne s'est pas très bien passé : l'initiative venait du président et s'imposait au reste du pays. Les véritables succès ont commencé aux États-Unis, quand se sont tenus en 2015 des référendums d'initiative populaire, bottom-up, qui ont conduit à la légalisation du cannabis récréatif. Depuis lors, de nombreux États américains l'ont légalisé, ainsi que d'autres pays dans le monde. La première chose que j'aimerais dire est qu'absolument aucun État l'ayant fait ne souhaite revenir en arrière. Je crois que cela devrait tous nous faire réfléchir, d'autant que, compte tenu de la diversité des pays et des États américains qui ont franchi le pas – pour des raisons d'ailleurs variées –, nous n'avons pas affaire à des fanatiques de l'anarchie.

Le statu quo en France est caractérisé par une politique de prohibition, donc une politique de l'offre : on supprime l'offre légale en espérant que cela éteigne aussi la demande. Malheureusement, une demande frustrée génère un marché noir et l'organisation d'une mafia. Cela arrive chaque fois que l'on supprime un marché légal pour lequel il existe une grosse demande, comme l'alcool – autre exemple de prohibition qui n'a pas marché.

Il y a environ 200 millions de consommateurs de cannabis dans le monde. C'est donc une drogue illégale très consommée et, de ce fait, il existe un très gros marché noir : 50 % du chiffre d'affaires des mafias découle de la prohibition du cannabis. Devant cet échec – sans même parler des abus vis-à-vis des droits humains commis au nom de la lutte contre la drogue dans certains pays qui ne sont pas des démocraties –, beaucoup de pays en sont venus à penser qu'il vaudrait mieux revenir en arrière et donc légaliser l'usage du produit pour mieux le contrôler.

L'avantage de la légalisation est en effet qu'elle permet à l'État de reprendre le contrôle sur un marché qui, s'il est aux mains des mafias, lui échappe évidemment. Ainsi, la qualité des produits n'est pas contrôlée quand ils sont proposés par des dealers. En outre, étant vendus sous le manteau, ils ne génèrent pas de recettes fiscales. Enfin, le trafic est une grosse source de revenus pour les mafias, ce qui les renforce. Par ailleurs, l'usage a été criminalisé en application des conventions de l'ONU : le consommateur est donc assimilé à un criminel, et sa répression absorbe énormément de temps de travail pour les forces de l'ordre et encombre la justice. Tout cela, ce sont des coûts, qui ne sont compensés par aucun bénéfice.

La situation est particulièrement dramatique dans notre pays, toujours très répressif en ce domaine – il suffit de voir l'actualité ; la répression y est toujours considérée comme un moyen de gérer le problème. En parallèle, nous connaissons, et c'est bien triste, une très forte consommation par les mineurs : la France est le premier pays consommateur de cannabis chez les moins de 20, et même de 18 ans. À 15 ans, en gros, 50 % des Français ont expérimenté le cannabis. La très grande disponibilité du produit pousse les jeunes à en consommer. Or nous savons que chez les enfants, ce produit affecte la mémoire à court terme et peut provoquer le déclenchement de psychoses… Ils devraient donc être protégés, mais le statu quo par lequel on laisse un marché dérégulé aux mains de dealers conduit à des dérives dramatiques.

Si on légalise, on obtient des recettes fiscales, on peut contrôler la qualité, on affaiblit la criminalité : ces avantages sont assez bien démontrés dans la littérature économique. Un autre avantage, dont je suppose que M. Couteron parlera, c'est que l'on peut mener une politique de gestion de la demande, en particulier pour éviter la consommation de cannabis par les enfants et éviter le développement des toxicomanies ou d'autres problèmes.

Cependant, s'il y a une seule forme de prohibition, de nombreuses légalisations sont possibles. Certaines d'entre elles n'ont pas marché ou ont donné des résultats décevants. Je crois qu'il est important pour les députés de l'avoir en tête. Si un jour on légalise le cannabis récréatif en France, ce que j'espère, la question est de savoir comment.

Les pays qui ont rencontré des écueils, comme l'Uruguay, sont d'abord ceux qui avaient sous-estimé la demande. Si vous commettez cette erreur – cela a aussi été le cas du Canada –, vous ne disposerez pas de stocks suffisants au moment de la légalisation et le produit sera insuffisamment disponible. Or s'il doit être rationné, ou si sa qualité n'est pas bonne, le marché noir ne sera pas éteint.

La deuxième erreur serait de faire peser dès le départ sur le cannabis une fiscalité très forte. Le procureur chargé de mettre fin à la prohibition de l'alcool aux États-Unis l'avait bien compris et, pour assécher les ressources de la mafia, avait souhaité appliquer une fiscalité très faible au début de la réintroduction de l'alcool légal. Ce n'est qu'ensuite, une fois la poche mafieuse nettoyée, que la fiscalité a été augmentée.

Le diable est dans les détails et les modalités de la légalisation sont importantes. Il faut par exemple s'assurer que l'interdiction de la vente aux mineurs est bien respectée. J'ai rédigé avec un coauteur une note à l'attention du Conseil d'analyse économique, que je vous encourage à lire. Afin de contrôler le marché, nous y recommandons la création, sur le modèle de la distribution du tabac, d'un monopole public d'État associé à des officines privées déléguées.

Je me tiens à votre disposition si vous avez des questions.

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