Intervention de Jean-Pierre Cubertafon

Séance en hémicycle du jeudi 6 janvier 2022 à 15h00
Légalisation du cannabis : évolutions européennes blocages français

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Pierre Cubertafon, psychologue clinicien, membre du réseau Addictions France :

Je vous remercie d'aborder ce sujet, si souvent mal traité, alors qu'au vu de la situation des addictions, il devrait normalement être érigé par le législateur en priorité de la politique de santé publique.

Je l'aborderai en partant de ma fonction de clinicien. Cela fait plus de trente ans que j'exerce dans les addictions. J'ai commencé à travailler à Mantes-la-Jolie et je travaille aujourd'hui à Boulogne-Billancourt ; c'est dire que j'ai vécu de l'intérieur les inégalités sociales de santé et les grandes disparités d'usage.

À Boulogne-Billancourt comme à Mantes-la-Jolie, on consomme des substances psychoactives. Il serait vain d'espérer vivre dans un monde où personne n'y toucherait. En disant cela, je ne cherche pas à banaliser la question, contrairement à ce que l'on pourrait croire, mais je prends acte, en tant que soignant, d'un phénomène profondément humain. Qui consomme, aujourd'hui ? Des gens comme vous et moi, des gens comme nos ministres, comme les députés. Beaucoup consomment de l'alcool ou du tabac, qui sont des substances psychoactives. Certains consomment d'autres substances psychoactives qui ont la malchance d'être classées dans une autre catégorie juridique. Cependant, du point de vue médical, cela fait longtemps que nous ne faisons plus de différence entre elles : de haut en bas de la chaîne de soin, depuis les centres hospitaliers universitaires jusqu'aux centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie, les CSAPA, toutes relèvent à nos yeux d'une catégorie unique : l'addictologie.

Nous ne traitons pas l'usage mais les problèmes que certains ont avec ces usages. De même que la plupart des personnes qui consomment ces substances n'ont pas affaire au dispositif de soins, nous souhaiterions qu'elles n'aient pas obligatoirement affaire aux forces de police. Dans le restaurant situé à côté de l'Assemblée nationale, où nous sommes passés prendre un café, je suis sûr que l'alcool n'est pas prohibé, même en période de dry January… Des adultes consomment en fin de journée pour se détendre. Des adolescents consomment parce qu'ils vivent des années difficiles, qu'ils sont fragiles, et cette consommation peut leur causer des problèmes supplémentaires en raison de leur âge – Mme Auriol y a fait allusion – et, parfois, du statut pénal du produit. À l'autre bout de la chaîne, des personnes consomment parce qu'elles ont une histoire de vie beaucoup plus problématique, et ceux-là vont souvent être soignés car ils ont derrière des psychotraumatismes, des vécus personnels qui font que ces produits viennent tenir chez eux une place supplémentaire. C'est le premier point : on ne consomme pas par hasard.

Deuxième point : les effets des produits. Bien sûr, toutes les campagnes le disent, et il faut le répéter, ces effets sont dangereux, mais ces mêmes produits ont aussi des effets positifs et c'est pourquoi on les consomme. Un certain nombre d'entre vous – c'est mon cas, en tout état de cause – ont sans doute déjà utilisé des opiacés. Je les ai utilisés quand j'ai été malade, pour traiter des douleurs. Ce n'est pas l'opiacé en tant que tel qui est dangereux mais la façon dont on le consomme, le cadre dans lequel on le consomme. C'est difficile à faire entendre dans un lieu comme celui-ci, mais une substance psychoactive est un pharmakon : à la fois un médicament et un poison. Il faut l'accepter et ne pas se contenter d'y voir de mauvais produits, comme certains discours y incitent, alors qu'ils ont leur utilité.

Je rappelle que le plus toxique, parmi ces produits, est, de l'avis unanime, l'alcool. La substance psychoactive la plus dangereuse, c'est l'alcool, car il est toxique, fortement addictogène et a des effets psychiques importants.

Il n'y a donc pas de bonnes et de mauvaises substances, ni de substances lourdes ou légères : il y a des usages psychoactifs qu'il faut arriver à traiter.

Par ailleurs, certains produits, comme l'alcool, font partie de notre culture, contrairement à d'autres, tel le cannabis. Le législateur a donc jusqu'ici considéré que ce dernier produit ne méritait pas de s'installer sur le marché et devait être prohibé. Je ne cherche évidemment pas à défendre vos prédécesseurs, mais il est possible qu'ils aient soutenu cette position de bonne foi. Résultat, le cannabis a fait l'objet d'un marché parallèle, le marché de la prohibition, aux mains de personnes dont le seul but est de gagner de l'argent, sans aucune préoccupation de la santé publique.

J'ai assisté au développement de ce marché à Mantes-la-Jolie : petit à petit, les dealers se sont professionnalisés et la violence s'est développée ; nous subissons aujourd'hui des règlements de comptes et des batailles, non pas pour le cannabis, mais pour l'argent qu'il rapporte. Les dealers ne sont pas des commerçants, mais des businessmen dont le trafic prospère en dehors des règles de la société.

Deuxième conséquence de la prohibition, ce sont les catégories de la population les plus vulnérables qui consomment le plus de cannabis. Dans les pays qui prohibent cette substance, comme la France, nous avons assisté à une déferlante de consommation chez les jeunes, ce qui constitue en réalité le problème le plus grave.

Enfin, dernière conséquence de la prohibition du cannabis, les mesures qui visaient à canaliser les usages, telles que les stages de sensibilisation aux dangers de l'usage de produits stupéfiants, instaurés à l'initiative d'un ancien député, ou l'amende forfaitaire délictuelle pour usage de stupéfiants, sont diversement appliquées selon les quartiers et les origines sociales et mettent donc à mal les valeurs de la République.

Pour conclure, défendre sa légalisation ne revient pas à faire l'éloge du cannabis, mais à reconnaître qu'il n'est pas plus dangereux que d'autres substances. Puisqu'il existe une demande et un marché, soyons pragmatiques, comme le sont nos voisins européens, qui avancent à toute allure vers la légalisation. La régulation du marché du cannabis permettra de garantir aux consommateurs un produit de meilleure qualité. Rappelons que ce n'est pas tant le cannabis lui-même qui est dangereux – je ne nie cependant pas ses effets –, mais les produits de synthèse qui sont ajoutés afin d'augmenter son action. L'un des principaux problèmes liés à la consommation du cannabis est la mauvaise qualité du produit.

La légalisation permettra donc l'accès à un produit de qualité sur le plan sanitaire et favorisera, en outre, des pratiques de réduction des risques. Le meilleur moyen de limiter les conséquences de la consommation du cannabis est de la limiter à un niveau raisonnable. Aurait-on imaginé de prohiber la conduite automobile parce qu'elle cause des accidents mortels ? On a préféré améliorer la sécurité des conducteurs en rendant obligatoire la ceinture de sécurité.

Enfin, la légalisation du cannabis permettrait d'améliorer l'accès aux soins et aux dispositifs d'aide pour les consommateurs, lesquels ne seraient plus obligés de se cacher par crainte de sanctions et seraient donc plus enclins à demander un soutien.

Je n'ai pas abordé la question de la prévention et des soins dans cette introduction car j'ai l'habitude, quand j'interviens à l'Assemblée nationale, que l'on me dise que ce sujet n'intéresse personne et qu'il n'obtiendra jamais aucun financement. Une politique de régulation en matière de cannabis permettrait cependant de débloquer un budget pour la prévention. Faut-il le souligner, la France est particulièrement en retard dans ce domaine par rapport à d'autres pays. De toute évidence, cela ne préoccupe pas grand monde !

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