Intervention de Dominique Potier

Séance en hémicycle du jeudi 20 janvier 2022 à 9h00
Discussion d'une proposition de résolution européenne — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDominique Potier, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République :

J'aime situer ce combat pour le devoir de vigilance dans l'histoire du droit, dans l'histoire du travail et dans l'histoire de notre économie, et je tiens à rendre hommage à un grand homme de notre pays Terres de Lorraine, Henri Grégoire, député de la Constituante, qui rappelait en 1823 qu'étaient responsables de la traite négrière jusqu'au dernier des matelots, sans oublier les assureurs, les affréteurs et tous ceux qui contribuaient à ce trafic honteux. Je rends également hommage à Martin Nadaud, député de la Creuse qui, en 1898, après dix ans de combat législatif, engagea, avec les lois relatives aux accidents du travail, une réforme systémique entraînant la création des caisses d'assurance, la prévention, une révolution technologique et, à la fin, un cycle de prospérité pour notre économie, notamment pour les forges et les mines de cette fin du XIXe siècle.

Cette loi pour le devoir de vigilance s'inscrit dans cette longue tradition des réformes qui visent à humaniser notre économie. La loi de 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, qui, après un long combat mené par des associations non gouvernementales, des intellectuels, le monde académique et l'ensemble des syndicats français et, aujourd'hui, européens, lève le voile juridique hypocrite, mortifère et indigne qui sépare les donneurs d'ordres, ceux qui ont le pouvoir économique, de leurs sous-traitants et de leurs filiales. Ce texte lève le voile juridique sur les 150 millions d'enfants de moins de 15 ans qui, essentiellement dans l'agroalimentaire, nourrissent notre économie et les bas prix de la mondialisation. Il lève le voile juridique sur les milliers de victimes qui, comme celles du Rana Plaza de Dacca, au Bangladesh, laissent leur vie ou leur santé dans des accidents de cette industrie mortifère. Il lève le voile sur les dizaines de millions d'hectares de terres accaparées par une économie financiarisée au détriment des paysanneries du monde, notamment dans les pays en voie de développement. Il lève également le voile sur les millions d'hectares déforestés sauvagement et illégalement en Amazonie et ailleurs, comme en Afrique de l'Ouest.

Cette loi de 2017 est une véritable innovation. Par son agilité, elle renvoie en effet à la responsabilité des entreprises et à leur capacité à inventer des solutions dans les territoires et au sein des coopérations territoriales. C'est une loi à 360° : de la corruption à l'atteinte aux droits humains, en passant par les risques environnementaux, elle défend l'ensemble des droits humains au sens moderne et contemporain du terme. Elle est préventive : plus qu'à sanctionner, elle vise à mettre en œuvre des mécanismes et processus qui, au moyen d'un plan de vigilance, préviennent ces atteintes graves à l'environnement et aux droits humains.

Nous disons volontiers que cette loi est « passe-muraille » – pas seulement « passe-muraille de Chine », si je puis dire par allusion à la deuxième proposition de résolution européenne que défendra aujourd'hui le groupe Socialistes et apparentés, visant à la reconnaissance du génocide des Ouïghours, mais au sens où elle s'affranchit des limites de l'extraterritorialité, règle de droit international, pour porter au-delà de nos frontières, sans pour autant nier ces dernières, les principes universels qui ont fondé notre République.

Elle est, enfin, génératrice de droit car les solutions aux problèmes qu'elle permet de révéler et de mettre en évidence font appel à des solutions territoriales de filières qui inventent des chartes, des certifications et des lois. Elle fait progresser l'État de droit et les solutions systémiques dans les pays partenaires de nos économies mondialisées.

Cette loi est donc pleinement novatrice. Elle fait l'objet de recherches universitaires, d'un intérêt syndical et de publications. Surtout, elle a mobilisé l'énergie de nos voisins européens. Elle a été contagieuse – c'est le bon aspect de la mondialisation. Nos voisins allemands, nos frères dans la construction européenne, ont adopté cette loi l'été dernier et sept autres pays leur ont emboîté le pas. Aujourd'hui, dans une dizaine de pays européens au total, si nous comptons les débats qui se font jour dans la société civile, un mouvement monte en faveur de cette loi, en Europe et, je l'ai dit, au-delà.

Je tiens à redire au CCFD, le Comité catholique contre la faim et pour le développement, à l'association Sherpa, aux Amis de la Terre, à Amnesty International, à ActionAid et à tous les autres, que ce sont eux, leurs militants, leurs plaidoyers et leur persévérance qui ont permis l'accomplissement de cette loi. C'est aussi l'ensemble des syndicats européens – et je rends particulièrement hommage au président de la Confédération européenne des syndicats, Laurent Berger, et au travail engagé par sa vice-présidente, Isabelle Schömann – qui, au nom d'une fraternité universelle du monde du travail, mène ce combat en Europe. Je veux enfin, en ne citant ici qu'un nom, celui d'Antoine Lyon-Caen, dire la contribution du monde universitaire, du monde des juristes, à la construction de ces solutions novatrices.

La genèse de cette loi procède d'un mouvement démocratique puissant : celui de l'alliance du monde de la recherche et de la prospective, du monde de la société civile et d'un Parlement qui joue pleinement son rôle, c'est-à-dire sa capacité à produire des solutions pour le monde contemporain. Le temps est venu de porter cette loi à l'échelle européenne, par l'effet de contagion des organisations non gouvernementales (ONG), du mouvement syndical et du mouvement intellectuel, ainsi que par les États-nations qui ont suivi l'école française. Le temps est venu d'en faire un combat européen.

C'est ce qu'a fait le Parlement européen en avril 2021 avec une délibération très importante, qui a rassemblé, sur un arc politique très vaste, une très large majorité de près de 80 % des votes en faveur du rapport qui lui était proposé. C'est également un premier rapport de la Commission, notamment autour du commissaire à la justice, rendu en juillet 2020. Ce processus européen a un peu peiné, car nous attendons depuis neuf mois, un peu comme Godot, un projet de directive européenne, mais Thierry Breton nous a annoncé son arrivée pour mi-février, c'est-à-dire dans quelques semaines. Nous sommes donc aujourd'hui, avec cette proposition de résolution européenne, au cœur du timing de l'agenda européen.

Hier à Strasbourg, répondant à une question du député européen Raphaël Glucksmann, le Président de la République a indiqué que la France allait se battre pour défendre une directive comparable à la loi française. Tout est dans les détails. Nous espérons, nous les 124 députés qui, cet automne, avons déposé cette proposition de résolution européenne qui nous réunit aujourd'hui, que « comparable » signifie « permettant aux victimes l'accès aux droits et permettant que les plans de vigilance soient établis en lien avec l'ensemble des parties prenantes, notamment les parties constituantes que sont les salariés des entreprises ». Nous espérons que « comparable » signifie qu'aucune autorité administrative, si utile soit-elle, ne pourra se substituer au recours à la justice pour les plaignants, ici et ailleurs.

Il s'agirait donc d'allier le génie de la loi française, qui prend en compte la profondeur du champ de la sous-traitance grâce au principe de lien commercial que nous avons établi dans la loi de mars 2017, avec l'innovation allemande, qui étend les principes de la loi française à l'ensemble des entreprises, ETI (entreprises de taille intermédiaire) et PME (petites et moyennes entreprises), avec un calendrier et une novation que nous saluons. C'est bien dans la construction précise de cette directive européenne que nous appelons la France, par la voix du Gouvernement et du Président de la République, à s'investir pleinement, dans le cadre de sa présidence du Conseil de l'Union européenne, pour préparer les esprits, convaincre les plus récalcitrants, éviter les basses manœuvres et permettre que triomphe en Europe cette échelle du droit.

Cette échelle pertinente en Europe. Le travail d'évaluation que nous menons actuellement, avec notre collègue Coralie Dubost, pour évaluer la loi française – il était temps – nous a permis de mesurer à quel point, pour l'aluminium en Guinée, le cacao en Côte d'Ivoire ou le textile au Bangladesh, c'est bien l'échelle européenne qui permet aux donneurs d'ordres européens de peser sur des fournisseurs qui sont parfois en situation dominante sur les marchés. Nous devons donc passer de l'échelle française innovante, enracinée dans nos entreprises, à une échelle européenne qui inaugure une réforme systémique du capitalisme à l'échelle mondiale.

Monsieur le ministre délégué chargé du commerce extérieur et de l'attractivité, vous-même, Élisabeth Borne et Adrien Taquet avez lancé l'Alliance 8.7 contre le travail des enfants et avez tous annoncé, dans cet engagement, que le devoir de vigilance était l'arme première de cette lutte. En délibérant aujourd'hui sur cette proposition de résolution européenne, je salue la présidente de la commission des affaires européennes, mais aussi Mireille Clapot et Jean-Paul Lecoq qui, à nos côtés, ont été les animateurs de cette résolution européenne que nous avons bâtie avec 124 de nos collègues.

Nous contribuons aujourd'hui à la souveraineté populaire mais, comme le dit Mireille Delmas-Marty, et c'est très important, cette souveraineté populaire n'a de sens que si elle est solidaire et elle ne peut plus, dans le monde contemporain, être solitaire.

Chers collègues, en adoptant cette délibération proposée par le groupe Socialistes et apparentés – et je remercie sa présidente, Valérie Rabault, qui a permis son inscription à l'ordre du jour, ainsi que tous nos collègues de la tradition social-démocrate qui ont défendu ce projet –, nous nous inscrivons dans l'idée d'une puissance publique européenne fondée sur l'éthique, d'une souveraineté non pas solitaire mais, je viens de le dire, solidaire, et nous nous rappelons nos origines et notre engagement politique. La vie d'un jeune travailleur, au bout de la rue comme au bout du monde, vaut plus que tout l'or du monde.

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