« Je vois toute la journée des gens qui sont en défaut de soins. Je regarde rapidement leurs questions rhumato et ensuite j'essaie de dépister tout ce qui n'a pas été fait faute de suivi. J'ai une patiente de 85 ans avec un traitement très lourd, à qui j'essaie de trouver un médecin traitant, et je me fais jeter de partout. Ce n'est pas tenable, elle aussi paie ses cotisations. Quand les gens ne trouvent pas de médecin traitant, ils renoncent à se soigner. » Laure Artru, médecin rhumatologue au Mans.
« Sur notre territoire de 6 500 habitants, nos trois médecins sont tous partis en 2021 […] Finalement, la communauté de communes a fait appel à un chasseur de têtes pour recruter un généraliste. Ils ont réussi à en trouver un qui est arrivé en novembre. Mais nous n'avons plus que lui sur la zone. Nous sommes en montagne. Castres se trouve à quarante-cinq minutes de voiture, Albi à une heure, l'hôpital le plus proche est à cinquante minutes de route, le prochain médecin libéral à une demi-heure. La moitié de notre population n'a pas de médecin traitant. Une des conséquences, c'est que ces patients ne sont pas bien remboursés quand ils doivent aller chez des spécialistes. Donc les gens renoncent à se soigner. C'est une catastrophe sanitaire annoncée ! » Sandrine Marchand, pharmacienne dans le Tarn.
Dans l'Eure, le nombre de médecins est passé de 174 à 160 pour 100 000 habitants entre 2017 et 2021, ce qui en fait le dernier département métropolitain pour ce qui est de la densité médicale.
« Quand on voit les dépassements d'honoraires et les délais d'attente des ophtalmos d'Évreux, c'est plus rentable [d'avoir] quinze jours d'attente dans le 78 contre un an à Évreux, avec un dépassement [d'honoraires] de fou », relate un internaute qui prend sa voiture pour aller voir son généraliste et son ophtalmologue dans les Yvelines.
Les témoignages de ce type sont nombreux et se ressemblent car les déserts médicaux se sont multipliés ces dernières années : en 2018, 7,4 millions de personnes, soit plus d'un habitant sur dix, vivaient dans une commune où l'accès à un médecin généraliste était limité, et cette proportion n'a cessé de croître ; il faut en moyenne pour ces habitants onze jours pour obtenir un rendez-vous chez le généraliste et cent quatre-vingt-neuf jours chez l'ophtalmo et encore, à condition que le médecin accepte de nouveaux patients, alors que 44 % disent les refuser. Il ne faut pas y voir une mauvaise volonté de la part des médecins ruraux des zones isolées, mais celles-ci et ceux-ci tentent de compenser la désertification en essayant de faire le travail pour deux. Ajoutons qu'en zone sous-dense, le nombre de patients est 14 % plus élevé qu'ailleurs.
Cette situation est due au manque global de médecins – entre 2012 et 2021, la densité médicale a encore diminué de 2,2 %, passant de 325 à 318 médecins pour 100 000 habitants. Une médecine à deux vitesses s'est ainsi peu à peu installée : d'un côté, les centres-villes, certaines métropoles et des zones attractives qui concentrent toujours plus de médecins ; de l'autre, les périphéries, les villes moyennes et les zones rurales où la médecine de proximité se délite à vitesse grand V. Un rapport sénatorial de 2020 a relevé que la carte des déserts médicaux épouse les dynamiques économiques et démographiques locales et qu'elle se rapproche fortement de la carte des gilets jaunes.
Notons toutefois que même les grands centres urbains connaissent des difficultés : « On a l'impression que ça ne peut pas arriver ici mais si on compare avec la densité de population, on se rend tout de suite compte qu'il y a un problème avec le nombre de médecins. Rien que dans mon quartier, trois généralistes sont partis à la retraite en peu de temps. Ça devient franchement la cata ! », témoigne Éléonor Halimi Mardoukh, médecin généraliste à Paris, et qui en plus de s'occuper de sa patientèle locale, reçoit pour la moitié de ses consultations des personnes venant des déserts médicaux. C'est un fait que ce sont les classes populaires qui habitent dans ces territoires qui pâtissent le plus de cette situation, ces territoires où l'espérance de vie est raccourcie, où les cancers ne sont pas dépistés, où des maladies chroniques s'installent et ne sont pas surveillées, où les secours arrivent trop tard. Dans le pays de la sécurité sociale, la santé devient un produit de luxe.
Or depuis cinq ans, le Gouvernement n'a pas été à la hauteur – quand sa politique n'a pas été tout simplement contreproductive. La suppression du numerus clausus ne résoudra pas la situation avant une dizaine d'années, et le numerus apertus, dans les faits, ne se décrète pas : il faut donner des moyens aux universités et aux établissements qui accueillent les internes d'ouvrir des places et d'assurer la qualité de la formation.
Alors que les urgences représentent pour certains le seul accès aux soins, celui-ci est toujours plus hasardeux avec la fermeture de nombreux services. Pas moins de 6 millions de personnes sont obligées de s'y rendre en raison de l'absence de médecin généraliste mais le Gouvernement estime pertinent de les culpabiliser et de les dissuader de le faire avec le nouveau forfait patient urgences (FPU). Quant aux incitations financières qu'il propose pour remédier aux déserts médicaux, il s'agit d'une voie dispendieuse qui a montré son inefficacité.
Face à cette situation d'urgence, des mesures immédiates, applicables le plus vite possible, doivent être prises. La régulation en fait partie, conformément aux recommandations du rapport de la Cour des comptes daté de 2017. De nombreux professionnels de santé réunis au sein de l'Association de citoyens contre les déserts médicaux y sont également favorables.
Aux yeux des députés du groupe La France insoumise, la proposition de loi de notre collègue va dans le bon sens, mais pour résoudre le problème structurel, il faut des moyens d'ampleur, qui permettraient de recruter des médecins publics, d'augmenter les moyens des facultés, de mobiliser la médecine libérale et hospitalière, de réinvestir dans les hôpitaux de proximité et de développer les coopératives médicales. C'est la politique que nous mettrons en œuvre une fois au pouvoir.