Nous vivons, je le crois, un moment historique, de ceux qui élèvent et permettent, sans jamais les guérir, de panser les plaies de notre histoire ; de ceux qui contribuent, sans jamais les effacer, à redresser les torts commis, dans la mesure de nos moyens. Ce moment historique a lieu deux jours avant le 27 janvier, journée de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l'humanité.
Les spoliations font partie des atrocités auxquelles le régime de Vichy a participé durant la seconde guerre mondiale. Dépossessions par violence ou par fraude, elles ont débuté dès les premières semaines de l'Occupation et ont touché très majoritairement des familles juives. Elles ont privé ces familles, souvent sous le couvert de prétendues lois, de comptes bancaires, d'entreprises, de livres, d'œuvres d'art ou encore d'instruments de musique.
Ces spoliations ont joué un rôle central dans la politique d'exclusion sociale et économique des Juifs de France et d'Europe. Tout comme la déportation et l'extermination, elles ont été conduites par le régime nazi avec la complicité active de l'État français sous l'Occupation. Nous ne réparerons pas l'irréparable. La dette que l'État conserve à l'égard des victimes et de leurs familles est imprescriptible, comme le reconnaissait le président Jacques Chirac en 1995.
Cependant, il est de notre devoir individuel et collectif, comme citoyens, comme députés, comme institution, comme nation, d'œuvrer autant que nous le pouvons pour rendre à ces familles une part de leur histoire et de leur identité, parfois la seule trace matérielle de l'existence d'un ancêtre victime de la Shoah.
Le texte que nous examinons est sans précédent. Il s'agit, pour la première fois, de faire sortir des œuvres du domaine public parce qu'elles ont été spoliées ou acquises dans des conditions contestables, pour les retourner à des particuliers qui en sont les légitimes propriétaires.
Ceci permettra de lever le caractère inaliénable de ces œuvres qui empêche aujourd'hui de les remettre ou de les restituer. Ce sont ainsi quatre familles qui verront revenir des tableaux, des dessins et une cire, quatre familles dont nous reconnaissons solennellement que leurs ancêtres ont été victimes de persécutions.
L'article 1er autorise la sortie des collections publiques du tableau de Gustav Klimt, Rosiers sous les arbres, confié à la garde du musée d'Orsay. Il sera restitué aux ayants droit de Nora Stiasny, une femme autrichienne de confession juive qui avait été contrainte de le vendre à vil prix en 1938 pour s'acquitter des taxes imposées aux Juifs. Le musée d'Orsay avait acquis ce tableau en 1980 avant que des recherches autrichiennes puis françaises n'établissent la spoliation.
L'article 2 autorise la remise de douze œuvres que l'État a achetées au cours d'une vente aux enchères organisée en 1942 pour la succession de l'avocat de confession juive Armand Isaac Dorville. Si la vente elle-même ne constituait pas une spoliation, le fait que son produit ait été rendu indisponible pour les héritiers jusqu'à la Libération justifie des mesures de réparation.
L'article 3 autorise la restitution d'un tableau de Maurice Utrillo, Carrefour à Sannois, acheté par la ville de Sannois en 2004 au cours d'une vente publique à Londres. Il a été établi en 2018 que ce tableau provenait du pillage du domicile parisien du collectionneur Georges Bernheim, perpétré en décembre 1940 par le service allemand de pillage des œuvres d'art, l'ERR.
Enfin, nous avons adopté en commission un quatrième article qui permet la restitution du tableau Le Père de Marc Chagall aux ayants droit de son propriétaire polonais, David Cender, à qui le tableau avait été volé lorsque celui-ci avait été interné de force en 1940 dans le ghetto de Lodz.
Pour intensifier ces restitutions, notre pays a entrepris des démarches importantes ces dernières années car il est aujourd'hui certain que d'autres œuvres spoliées figurent dans les collections publiques.
L'ensemble du monde de l'art, aussi bien les musées que les institutions publiques et les maisons de vente, se mobilise aujourd'hui sur cette question, laquelle a également pris une importance croissante sur la scène internationale, comme en témoigne l'adoption des principes dits de Washington en 1998. Quarante-quatre États s'étaient alors engagés à « trouver une solution juste et équitable » face à de telles situations, engagement renouvelé à deux reprises dans les années 2000.
En France, depuis 2019, la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 appuie désormais les travaux de la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations, créée en 1999. Toutes deux accomplissent une mission remarquable. La systématisation des recherches de provenance, l'ouverture d'archives ou encore l'intégration de ces enjeux au sein des formations sont également à saluer.
Nous espérons que ces démarches se poursuivront et se concrétiseront par une augmentation du nombre des restitutions mais aussi par une accélération de procédures qui prennent parfois de longues années. C'est absolument nécessaire, compte tenu notamment de l'âge des héritiers en mesure d'identifier des œuvres ayant appartenu à leurs aïeux.
Il y va aussi de l'éthique des collections, des institutions muséales et des personnes publiques qui ne peuvent plus désormais tolérer de conserver des œuvres sur lesquelles l'origine ou le parcours projettent une tache indélébile.
Le texte que nous examinons est un projet de loi d'espèce, qui permet de couvrir quatre restitutions sur les probables dizaines ou centaines qui resteront à effectuer dans les prochaines années. Mais la question de la méthode se posera certainement. Le recours au législateur est nécessaire, les œuvres appartenant aux collections publiques. Toutefois, nous mesurons les difficultés qu'une telle procédure peut créer, en particulier en matière de délai – celui que supposent l'inscription à l'ordre du jour et la navette parlementaire – et qu'on ne peut décemment faire subir aux ayants droit.
Mais il apparaît également complexe de fixer un cadre, une forme d'automaticité : comment définir les critères et le champ géographique ou temporel des actes considérés comme spoliateurs ? Quelles œuvres, quels objets seraient concernés ?
En outre, il faut faire attention à ne pas banaliser ces restitutions en leur conférant un caractère purement administratif. Comme en témoignent les discussions que nous avons aujourd'hui, il est important que nous nous souvenions de l'histoire qui a été la nôtre il y a soixante-quinze ans mais aussi que nous rappelions les responsabilités qui demeurent les nôtres, liées au devoir de mémoire et à la réparation.
Pour conclure, je salue les familles des victimes de spoliations, dont certaines sont venues assister à ce moment important, et je leur rends hommage.
Je tiens aussi à remercier Mme la ministre pour son travail et son engagement en faveur des restitutions. Je sais que ce dossier était prioritaire pour elle et le fait que nous examinions le projet de loi avant la fin de la législature le prouve. Je remercie également toutes les personnes qui œuvrent, dans les musées et dans les institutions, pour rendre possibles ces restitutions, ainsi que les historiens qui travaillent sur ces questions. Je veux enfin rendre hommage à la première des investigatrices, Rose Valland.
Ce projet de loi n'est pas un aboutissement mais une première étape très importante. Je suis certaine que, comme en commission, nous soutiendrons ce texte d'une seule voix.