Je remercie les députés qui nous ont invités à ce débat ; c'est bien volontiers que j'y participe, en tant que représentant du barreau. Il y a à peine quelques semaines, un grand quotidien publiait une tribune signée par des milliers de magistrats et de personnels de greffe, intitulée « Nous ne voulons plus d'une justice qui n'écoute pas et qui chronomètre tout », qui a trouvé un grand écho. Ce texte mettait en avant les grandes difficultés auxquelles est confronté le service public de la justice, la dégradation des conditions de travail, la précipitation avec laquelle la justice est rendue, sa déshumanisation. Ce constat n'est pas nouveau. L'ensemble des professionnels du droit, notamment les avocats, usant de leur liberté de ton, n'a pas manqué d'appeler l'attention des pouvoirs publics sur la gravité de la situation.
Dans un département comme la Seine-Saint-Denis, ces difficultés sont aggravées. Vous connaissez les particularités de ce département, notamment sa sociologie, caractérisée par une grande pauvreté et la concentration de populations en difficulté ; le besoin de droit s'y exprime davantage qu'ailleurs. Malgré quelques progrès – au cours des cinq dernières années, par exemple – et des renforts en magistrats et autres personnels, nous sommes bien loin de répondre aux besoins pressants qui se font sentir dans de nombreux domaines, notamment ceux de la justice du quotidien, des affaires familiales et du surendettement – en fait, le problème concerne quasiment tous les domaines de l'activité judiciaire des tribunaux.
Le tribunal pour enfants de Bobigny est le plus important de France, c'est bien connu. Or, encore aujourd'hui, en Seine-Saint-Denis, les mesures éducatives ne sont exécutées qu'au bout de plusieurs mois. C'est un constat, une réalité. Les juges des enfants y éprouvent de grandes difficultés au quotidien pour placer de jeunes enfants. Tous les soirs, les magistrats et les éducateurs de la juridiction doivent fournir des efforts considérables en ce sens.
Nous sommes encore très loin de disposer des moyens nécessaires dans un tel département, y compris en matière d'accueil des justiciables. Un tribunal comme celui de Bobigny ne peut pas être traité comme les autres juridictions. Les besoins locaux sont particuliers, y compris à cause du manque de connaissance de la langue. C'est bien connu, une importante population étrangère, ne parlant pas le français, se concentre dans ce département.
On ne peut donc étudier une telle juridiction à travers le prisme de chiffres, de schémas ou d'organigrammes préétablis. Par exemple, si nous nous félicitons du projet de construction d'un nouveau tribunal, en sus de l'existant, celui-ci a donné lieu à un débat, qui se poursuit, avec l'agence immobilière du ministère de la justice. Nous avons insisté pour que les particularités d'un tel territoire soient prises en compte, y compris dans les espaces réservés aux avocats. Ce n'est pas pour notre profession que je plaide, mais pour les victimes que nous assistons, les populations dans le besoin, parfois en détresse, que nous conseillons.
Nous avons donc indiqué à cette agence qu'elle devait raisonner, pour un tel département, non pas à partir de normes techniques préétablies, mais en intégrant les réalités et les besoins locaux dans la conception architecturale des lieux de justice.
Malgré les efforts accomplis, nous sommes très loin de disposer des moyens humains nécessaires pour permettre un fonctionnement à peu près harmonieux des juridictions. Les réformes menées depuis plusieurs années, notamment en matière procédurale, n'ont absolument pas amélioré les délais de traitement des dossiers ; au contraire, elles ont rendu plus difficile l'accès à la justice et au droit et constituent de véritables freins. Par exemple, le dépôt d'une requête auprès du conseil de prud'hommes est devenu si complexe que cela décourage des justiciables. C'est une réalité. Alors que la procédure était originellement destinée à encourager l'accès au droit, à sécuriser le parcours de droit, avec les réformes successives, elle constitue désormais un obstacle.
Quelles perspectives dessinent les états généraux de la justice ? Ils suivent globalement deux orientations qui, disons-le avec fermeté et force, ne sont pas de nature à régler les problèmes du service public de la justice, surtout dans un département comme le nôtre.
La première orientation consiste à renforcer la dématérialisation. Bien évidemment, nous n'avons rien contre l'ouverture à la modernité, mais celle-ci ne doit pas signifier l'exclusion de certaines populations. C'est une réalité, il faut la comprendre : dans un département comme la Seine-Saint-Denis, certains ne savent toujours pas utiliser un ordinateur, ou n'y ont pas accès. Contraindre ces justiciables à passer par l'outil informatique pour saisir une juridiction revient à créer un facteur de discrimination. Il faut donc accompagner la modernisation, en leur permettant d'accéder au service public de la justice. Comprenez-le bien, la dématérialisation ne règle pas tous les problèmes ; nous devons entendre une population aux difficultés croissantes et satisfaire ses besoins.
Deuxième orientation : la médiation et les autres procédures amiables de résolution des conflits. Nous ne nous opposons pas à leur développement par principe, au contraire. Toutefois, on constate qu'elles sont aujourd'hui complètement détournées de leur objet, car, pour pallier le nombre insuffisant de magistrats et de greffiers, on cherche à tout prix à orienter les justiciables vers elles.
D'ailleurs, les médiations ne sont pas toujours gratuites. En droit du travail, quand certains salariés veulent saisir le conseil des prud'hommes, on leur impose ces prestations, alors qu'elles ont un coût et que les justiciables n'ont pas toujours les moyens de l'assumer.
Par ailleurs, le bureau d'aide juridictionnelle, dans un tel département, a besoin d'être renforcé. Malgré tous les efforts fournis depuis quelque temps par les chefs de juridiction successifs, nous sommes encore très loin de répondre à l'ensemble des besoins.
D'autres réalités encore…