Je vous remercie à mon tour pour cette invitation, très importante puisque nous représentons les services publics en Seine-Saint-Denis et qu'une approche globale de la situation est nécessaire. Celle-ci est, je pèse mes mots, catastrophique.
Je remercie également le bâtonnier d'avoir évoqué la tribune signée par la grande majorité des magistrats de France. J'en suis l'une des rédactrices et, pour tout vous dire, j'ai moi-même vécu, en tant que magistrate en Seine-Saint-Denis, les situations qui y sont décrites. Je ne sais pas si vous avez lu ce texte, dont les exemples me semblent éloquents ; j'y reviendrai si j'en ai le temps.
Si la situation locale est catastrophique, c'est à cause du manque structurel d'effectifs du tribunal de Bobigny. C'est vrai, les efforts qui avaient été annoncés ont permis une augmentation du nombre de magistrats, mais uniquement du siège. Surtout, celle-ci n'est absolument pas suffisante, car nous partions de très loin. À Bobigny, nous sommes actuellement 140 magistrats du siège ; nous devrions être 292 pour nous trouver dans la moyenne européenne, qui fait référence.
La situation est encore plus catastrophique pour le parquet, comme vient de le préciser M. le bâtonnier. Les parquetiers ne sont que 53 alors qu'ils devraient être 188.
Concrètement, l'écart entre ces deux chiffres implique une dégradation de la réponse pénale apportée par les procureurs de la République, malgré les résultats obtenus par les policiers sur le terrain. Pour donner un exemple très concret – car il importe de dire où en sont les juridictions –, les personnes ayant commis une infraction à la législation sur les stupéfiants peuvent recevoir, à l'issue de leur garde à vue, une convocation à une audience ultérieure par l'officier de police judiciaire, ou une proposition de stage de sensibilisation aux effets des stupéfiants. Or les parquetiers ne peuvent plus proposer de plages horaires pour de tels dossiers, car tout est complet jusqu'en décembre 2022 !
La seule solution alternative qui s'offre aux magistrats est donc de demander la comparution immédiate de ces prévenus. Pourtant, celle-ci est supposée constituer une exception et ne valoir que pour des infractions spécifiques, notamment afin que l'incarcération ait lieu à l'issue de l'audience.
On le voit : nous disposons d'outils assez complets pour répondre à la délinquance, mais le parquet n'a pas les moyens de les utiliser. Il est même contraint, finalement, de modifier le sens de ce que devrait être la comparution immédiate, notamment en matière de stupéfiants. Cela implique une perte de sens ; nous la vivons, en tant que magistrats du siège ou magistrats du parquet. Nous nous demandons à quoi sert tout le travail que nous faisons, sachant que nous travaillons énormément – y compris pendant le week-end et les vacances – pour essayer de réduire les stocks. Même comme ça, nous apportons constamment des réponses dégradées, que ce soit en matière pénale ou en matière civile.
Parlons des fonctionnaires de greffe, puisqu'ils souffrent aussi de cette situation. L'idée du rapport était de les prendre en compte, notamment pour les inciter à rester dans le département ou à y venir. Deux ans après la rédaction du rapport, nous constatons un manque chronique d'effectifs encore plus important que chez les magistrats, alors qu'on sait très bien que la justice ne peut pas fonctionner sans les fonctionnaires de greffe. Pour en revenir aux chiffres, ils sont actuellement 565 au tribunal judiciaire de Bobigny. Pour être juste dans la moyenne européenne – sans même essayer d'être dans les pays les mieux classés –, il en faudrait 1 240.
Ce manque chronique d'effectifs implique des heures supplémentaires qui ne sont pas payées. J'ai vu des greffières badger à l'heure où elles auraient dû partir, puis remonter dans leur bureau, travaillant donc gratuitement pour l'État, parce qu'elles ont une conscience professionnelle : on ne fait pas n'importe quel métier. Par ailleurs, elles assistent à des audiences qui peuvent se terminer à deux heures du matin, alors qu'elles devront être au bureau le lendemain à neuf heures, malgré le salaire qu'elles touchent. Parce qu'elle est bien là, la différence avec les magistrats : le salaire des fonctionnaires de greffe n'est absolument pas gratifiant, n'ayant pas été revalorisé, ce qui explique aussi le manque de vocations dans cette profession. Nous nous sommes posé la question de l'impact de la prime de fidélisation, puisqu'elle leur a été ouverte. D'après les organisations syndicales des fonctionnaires de greffe, la prime ne semble pas avoir eu d'effet, puisque les demandes de mutations sont toujours plus nombreuses.
Le deuxième point que je voulais aborder, c'est, au-delà de notre tribunal, le fait que la justice subit les manques des services publics partenaires. Pour cette raison, je trouve particulièrement justifié que vous nous ayez invités tous les quatre en même temps : on ne peut pas concevoir chaque service public comme une entité autonome, qui n'aurait pas de lien avec les autres. En tant que magistrats, nous constatons que nous subissons une perte de sens, puisque les mesures que nous prononçons ne sont pas appliquées ou exécutées : cela ne vient pas d'une mauvaise volonté de la part de nos partenaires, mais du fait qu'ils n'ont pas les moyens de le faire. Je pense notamment aux services éducatifs ou encore au secteur de la santé.
Je vais vous donner un exemple très concret : les juges des enfants du tribunal de Bobigny prononcent des mesures d'assistance éducative. Ce ne sont pas des placements, c'est-à-dire que ce ne sont pas les mesures les plus graves, mais il y a un élément de danger. Quand un juge des enfants intervient, c'est parce qu'on estime qu'un enfant est en danger. Pourtant, ces mesures mettent parfois un an à être appliquées.