Avec cette proposition de loi, l'occasion nous est donnée de débattre d'un sujet qui, je le sais, est au cœur des préoccupations des Corses, élus comme habitants, celui du logement. Nous partageons nombre de vos constats, monsieur le rapporteur, à commencer par celui de l'augmentation des risques de fractures sociales et territoriales, conséquences des phénomènes de spéculations foncière et immobilière douloureusement ressentis par les habitants. L'augmentation des prix du foncier rend plus difficile le lancement de nouvelles opérations de logements. Et lorsque ces opérations se font, les prix de vente sont inaccessibles pour de nombreux ménages. Cela les empêche de trouver, à la location ou à l'achat, des logements adaptés à leurs besoins et exclut fortement les plus modestes.
De telles difficultés se rencontrent dans de nombreuses zones du territoire national, en particulier les zones tendues ou les zones touristiques. Toutefois, en Corse, à hausse du prix du logement équivalente avec la France continentale, le coût du foncier augmente deux fois plus vite. Cela signifie que le foncier a un rôle majeur dans la hausse des prix sur l'île.
Pour autant, nous devons nuancer le constat : le prix du foncier ne représente encore que 12 % du coût d'une opération en Corse, contre 21 % en moyenne dans notre pays : sa hausse s'explique en partie par un phénomène de rattrapage. En outre, les loyers et les prix du logement se situent dans la moyenne nationale, voire légèrement en dessous. Certes, ce ne sont pas là des raisons de ne pas se préoccuper de ces questions : la dynamique actuelle constitue un véritable frein à l'accession à la propriété des jeunes ménages ou des ménages les plus modestes, en particulier dans les zones littorales, pourvoyeuses d'emploi, d'autant plus que le parc social est peu développé – 10 % de logements sociaux contre 17 % à l'échelle nationale.
Afin de remédier à la situation, vous proposez de confier à la collectivité de Corse trois nouvelles compétences : un droit de préemption spécifique, une taxe supplémentaire sur les résidences secondaires et l'instauration, au sein du PADDUC, de zones prioritaires où la construction de résidences secondaires ou destinées à la location saisonnière non professionnelle serait interdite. Vous souhaitez également octroyer à la collectivité un droit à l'expérimentation législative. Je dois vous dire, monsieur le rapporteur, que si nous constatons les mêmes problèmes, nous divergeons quant aux solutions à leur apporter. Croyez à ma volonté d'agir, mais l'urgence ne saurait justifier de mettre de côté les principes de rang constitutionnel que sont l'égalité et l'absence de tutelle d'une collectivité sur une autre.
Tout d'abord, vous n'ignorez pas que nous étions prêts à inscrire dans la Constitution la spécificité du territoire corse, ce qui nous aurait permis d'adapter les lois et les règlements sans avoir à le justifier ; le projet de révision constitutionnelle n'ayant pas abouti, ce que je sais que vous regrettez comme nous, cette adaptation doit être chaque fois motivée. Le taux de résidences secondaires, par exemple, pourrait légitimer des solutions différenciées ; toutefois, il existe des départements où il est similaire voire encore supérieur à celui de la Corse, ce dont le juge constitutionnel ne manquerait pas de conclure que la situation de celle-ci ne justifie pas l'attribution à la collectivité d'un pouvoir fiscal supplémentaire. Votre proposition présente ainsi un risque de rupture d'égalité devant l'impôt : nous y reviendrons lors de l'examen de l'article 2.
Ensuite, vous connaissez mon attachement à l'interdiction de la tutelle entre collectivités et plus généralement au respect des attributions de chacune. En l'occurrence, je reste persuadée que le partage de compétences entre le bloc local et la collectivité de Corse constitue la meilleure garantie d'un développement équilibré du territoire ; or force est de constater que vous souhaitez attribuer à la seconde des compétences jusqu'ici exercées par le premier. Les modalités de répartition du droit de préemption spécifique que vous prévoyez ne permettent pas l'exercice prioritaire, pourtant prévu par le texte, des droits de préemption du bloc local. En revanche, vous confiez un droit de préemption à la collectivité, qui n'est compétente ni en matière d'aménagement ni en matière d'urbanisme : de quels leviers disposerait-elle donc pour atteindre les objectifs que vous lui fixez ?
De même, l'effectivité de l'article 3 n'est pas assurée. Il est impossible qu'un document de planification puisse servir à réglementer la location saisonnière alors que l'usage fait d'un logement donné est susceptible de fluctuer au cours de l'année, voire dans un même mois, par exemple dans le cas d'une résidence principale louée à certaines périodes en tant que meublé de tourisme – ce qui n'accroît pas la pression foncière, vous en conviendrez. Le phénomène serait d'ailleurs tout aussi incontrôlable dans le cadre de la police de l'urbanisme.
Cela dit, encore une fois, je suis d'accord avec vous concernant le fait que la singularité de la Corse doit être reconnue à droit constitutionnel constant et sous une forme appropriée. Plusieurs pistes sérieuses sont étudiées ou pourraient l'être. Ainsi, avant de songer à confier à la collectivité de Corse de nouvelles compétences, il importe d'exploiter tout le potentiel et les ressources du statut qui lui est propre. Nous pouvons y travailler ensemble ; c'est du reste pour cette raison que j'ai accepté de modifier la composition de la chambre des territoires de Corse dans le cadre du projet de loi 3DS.
Par ailleurs, l'Office foncier de la Corse, établissement public de la collectivité, a précisément été créé en 2014 afin de lutter contre la spéculation immobilière et de construire des logements sociaux. Il peut exercer un droit de préemption par délégation des communes, et des crédits du plan exceptionnel d'investissement pour la Corse étaient prévus pour amorcer ses interventions. Malheureusement, les évaluations récentes, notamment celles de la chambre régionale des comptes, montrent qu'il n'atteint pas pleinement ses objectifs : il nous faudrait donc revoir cet outil utile, qui dispose déjà de moyens financiers et techniques en vue de résoudre le problème dont nous discutons.
À l'occasion des assises de l'urbanisme organisées en Corse, le Gouvernement s'est engagé à fournir au bloc local l'ingénierie nécessaire pour que celui-ci se dote de documents d'urbanisme. Cette planification permet en effet d'activer au besoin les dispositifs qui, sur le continent, servent à maîtriser les prix du foncier : vingt-six communes corses sont actuellement accompagnées en ce sens. En outre, grâce à Bruno Questel, le projet de loi 3DS prévoit la remise au Parlement, cet été, d'un rapport consacré à la spéculation foncière, à ses origines et aux solutions possibles.
Parallèlement, nous avons lancé une mission de l'Inspection générale des finances (IGF), de l'Inspection générale de l'administration (IGA) et du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) sur la fiscalité du marché de la location en Corse, c'est-à-dire aussi bien les meublés de tourisme que la location de longue durée, l'objectif étant d'encourager cette dernière. Enfin, la loi organique du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations se trouve tout à fait adaptée aux besoins de la Corse. Comme je l'avais déjà fait au banc lors de l'examen de ce texte, je m'engage à accompagner toute demande, à droit constitutionnel constant, émanant de ce territoire.
En conclusion, mesdames et messieurs les députés, je souhaiterais que nous ne nous trompions pas de débat. La spéculation foncière et immobilière constitue un vrai problème en Corse, où l'accès des ménages les plus jeunes et les plus modestes à un logement abordable, y compris social, devient un défi majeur. Toutefois, nous devons raisonner avec pragmatisme si nous voulons élaborer des réponses adaptées au cadre constitutionnel. J'y suis prête et vous réitère ma proposition d'avancer ensemble ; en revanche, pour toutes les raisons que je viens d'exposer, le Gouvernement est défavorable à la proposition de loi.