Cette mémoire vive, c'est celle des 36 000 monuments aux morts bâtis après guerre comme autant d'instruments de résilience, ces monuments aux morts où sont inscrits des noms familiers à presque tous les foyers français.
Je pourrais également évoquer la plus grande nécropole allemande de la Seconde guerre mondiale, à côté de Toul, à Andilly, où reposent en paix 33 000 soldats allemands, de qui nous faisons mémoire et à qui nous rendons hommage chaque année. Ceux qui, comme moi, viennent de ces territoires, ont sous leurs semelles la poussière de ces cimetières et la mémoire de ces lieux de tragédie.
Lors des cérémonies organisées à la mémoire de ces soldats, qui nous unissent à nos collègues allemands – souvent du Bundestag – , je repense à chaque fois à cette peinture de Goya intitulée La Rixe, que Michel Serres a magnifiquement commentée. On y voit deux personnages se frappant l'un l'autre à coup de gourdin dans un marécage ; Michel Serres ajoutait qu'inéluctablement, chacun des coups qu'ils se donnent les y enfonce plus profondément. Tel était le sort de nos peuples.
Pour faire mémoire de ces tragédies, nous avons un maître de mémoire, qui vient de l'autre côté des Alpes ; c'est Primo Levi, qui nous répète le poème qu'il a donné comme exergue à son livre Si c'est un homme : « Considérez si c'est un homme [… ], considérez si c'est une femme [… ], pensez-y chez vous, dans la rue, en vous couchant, en vous levant ; répétez-le à vos enfants. »
Cela fait cinquante-cinq ans qu'une nouvelle frontière s'est établie, qui ressemble à cette définition de Régis Debray : « une limite hospitalière garante de la diversité du monde ». Cette frontière que franchissent allègrement nos enfants aujourd'hui est le fruit d'un combat. Nous avons été contre l'Allemagne dans les deux sens du terme : au sens où nous avons été « en face » d'elle, d'abord, et depuis deux générations, au sens où nous sommes « à côté d'elle ».
Il y a peu, à Jérusalem, l'on m'a dit que le Proche-Orient peut garder espoir en voyant l'histoire de ce morceau d'Europe que nous avons rebâti ensemble.
Je me rappelle l'émotion qui m'étreignait le 9 novembre 1989 lorsque avec plusieurs amis, nous avons repris la route que nous prenions adolescents pour soutenir Solidarnosc, cette fois afin partager notre joie avec les jeunes Allemands sous la porte de Brandebourg. Cette émotion nous a à nouveau saisis le 11 janvier 2015 lorsque, comme aucune autre nation, vous avez, chers collègues et amis allemands, manifesté votre fraternité dans la traversée de l'épreuve.