Intervention de Éric Woerth

Séance en hémicycle du mercredi 16 février 2022 à 15h00
Dépôt du rapport annuel de la cour des comptes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaÉric Woerth, président de la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire :

Vous n'allez peut-être pas applaudir la suite… En effet, comme je l'ai toujours dit, la France a abordé la crise dans une situation de faiblesse relative par rapport aux autres pays européens. En 2019, le déficit public français était le plus élevé de la zone euro – il atteignait 3,1 % du PIB –, tout comme le ratio des dépenses publiques par rapport au PIB – qui, lui, était de 55,6 %. La Cour, dans son rapport public annuel, fait apparaître un contraste très marqué avec d'autres pays de la zone. Ainsi, le niveau de la dette française, similaire à celui de l'Allemagne en 2006, le dépasse en 2020 de près de quarante-cinq points. L'écart devrait même être, d'après la cour, de cinquante points en 2025. C'est évidemment considérable.

La Cour rappelle également que la trajectoire de retour à un déficit inférieur à 3 % en 2027 supposerait de fournir un effort exceptionnel, puisqu'il faudrait contenir à 0,4 % en moyenne entre 2023 et 2027 la croissance du volume de la dépense publique, soit nettement moins que la croissance moyenne de 1 % observée entre 2010 et 2019 et que la prévision actuelle de 0,8 % de croissance annuelle du volume de la dépense pour les cinq années à venir.

Tout comme moi, la Cour des comptes s'interroge sur l'augmentation du niveau de la dépense publique depuis 2020. Le montant des mesures de soutien et de relance a atteint 190 milliards pour les années 2020, 2021 et 2022. Le montant dépensé pour faire face à la crise a représenté environ quatre points de PIB, soit à peu près autant que dans les pays comparables au nôtre. Sans remettre en cause cet effort – d'autant qu'il a été consenti avec l'accord et la contribution de l'Assemblée –, on peut s'interroger sur l'ampleur de l'augmentation de la dépense courante. Celle-ci a progressé de 100 milliards en trois ans, entre 2020 et 2022. La Cour évoque une augmentation soutenue, de 2,2 %, du volume de la dépense en 2021, mais l'augmentation était déjà de 1,7 % en 2017 et de 1,4 % en 2019. Autre chiffre intéressant : la France s'est endettée durant ce quinquennat dans les mêmes proportions que pendant celui de Nicolas Sarkozy – 640 milliards d'euros pour ce dernier contre 641 milliards d'euros pour Emmanuel Macron –, étant entendu que les deux mandats ont été affectés par des crises gigantesques. Quand il n'y a plus rien, il reste l'État, ce qui se traduit par de l'endettement.

Au-delà des montants, la question centrale est celle de la qualité et de l'efficacité de la dépense publique. Réduire l'augmentation de la dépense publique est une chose ; étudier son utilité, son efficacité, sa productivité en est une autre. Je le dis depuis le début de la législature et je n'ai pas changé d'avis : la première des souverainetés est financière. Or celle-ci est actuellement menacée. Au cours de la législature, le rapporteur général de la commission des finances et moi-même sommes parvenus à réformer notre constitution financière. Nous avons toiletté la LOLF afin d'avoir davantage de cartes en main et de maîtriser efficacement la dépense publique.

Cela passe évidemment par une indispensable réflexion autour de la nature même de la dépense publique. Il faut cibler la « bonne dépense », c'est-à-dire celle qui est utile et qui permet aux politiques publiques d'atteindre leurs objectifs – encore faut-il qu'elles en aient – et revoir celle qui échoue à remplir ce contrat. Cela signifie qu'il faut se donner les moyens, les procédures et les méthodes nécessaires pour évaluer ces politiques, lesquelles pourront être autant d'outils de décision pour le Gouvernement si celui-ci ne se contente pas de constater d'éventuels échecs.

Nous devons raisonner en matière de productivité publique de la dépense. C'est pour cela que nous devons commencer à prendre l'habitude de soutenir la dépense d'investissement et de scruter attentivement la croissance de la dépense de fonctionnement. Les outils que nous avons élaborés permettront sans doute de le faire beaucoup mieux qu'aujourd'hui.

Afin d'y parvenir, nous pouvons nous appuyer sur un système permanent d'évaluation et de revue générale des dépenses publiques, dans lequel le Parlement joue évidemment un rôle essentiel – nous devons d'ailleurs continuer à approfondir son action grâce au Printemps de l'évaluation et à l'ensemble des missions et des travaux des rapporteurs généraux –, mais dont la Cour des comptes constitue également un acteur central.

Après ces réflexions sur la situation d'ensemble des finances publiques, le rapport aborde, en dix-neuf chapitres, différents aspects de la réponse apportée par les politiques publiques à la crise sanitaire et économique. Le premier sujet traité fait l'objet d'une actualité particulièrement lourde et pénible, qui conduit beaucoup d'entre nous à s'interroger sur le sort de sa propre famille : c'est celui des personnes âgées hébergées en EHPAD. Dans ces établissements, la mortalité a en effet été particulièrement importante durant les deux premières vagues de l'épidémie, à tel point que les résidents ont représenté pendant cette période 50 % des décès liés au covid. La Cour des comptes s'est penchée avec raison sur les causes structurelles de ce drame. Plusieurs facteurs expliquent pourquoi certaines structures ont été particulièrement touchées : manque de ressources humaines, inadaptation des locaux et application tardive des mesures de prévention contre le covid. Sans surprise, c'est le facteur humain qui est le plus déterminant : les EHPAD les plus touchés sont ceux dont l'effectif, qu'il s'agisse du personnel paramédical, des infirmiers ou des médecins-coordonnateurs, était le plus faible.

Analysant la mobilisation financière que cet épisode a suscitée, la Cour conclut que la crise a donné lieu à un effort public inédit. La compensation des pertes de recettes, la couverture des dépenses occasionnées par la pandémie et la prise en charge intégrale de la prime covid par l'assurance maladie ont ainsi représenté un coût total de 1,7 milliard en 2020. Ces dépenses conjoncturelles ont été amplifiées par le coût des mesures, pérennes cette fois, prises dans le cadre du Ségur de la santé – environ 10 milliards –, c'est-à-dire la revalorisation des salaires du personnel des hôpitaux et des EHPAD. Au total, pour 2022, l'objectif global de dépenses en faveur des personnes âgées est de 14,3 milliards – ce qui est encore insuffisant, on l'a compris à la lecture du rapport Libault.

La Cour des comptes montre toute l'ampleur des conséquences financières qu'auront ces choix de revalorisation salariale, certes justifiés, mais qu'il faut savoir assumer dans la durée. Toute dépense pérenne doit avoir un financement pérenne ; nous en sommes loin. La création de la cinquième branche permet de clarifier l'intention politique, mais ne résout en rien la question du financement de la dépendance. Comme le préconisent le rapport Libault et celui de l'inspecteur général des finances Laurent Vachey, il faudrait encore ajouter 10 milliards aux 30 milliards déjà mobilisés. La nation ne saurait s'empêcher de le faire, sans quoi les personnes âgées ne recevraient pas la réponse digne que toute société développée doit leur apporter.

Par ailleurs, la Cour s'attarde longuement sur le sujet de l'approvisionnement en électricité, également criant d'actualité. En raison de la crise sanitaire et de ses conséquences, la consommation brute d'électricité s'est repliée de 3,5 % entre 2019 et 2020. Selon elle, si les mesures de restriction du premier confinement ont affecté la continuité de la production et de la livraison d'électricité, les différents acteurs du système – il y en a beaucoup – ont néanmoins su faire face, tout en offrant à leurs salariés un niveau satisfaisant de protection. Il était important de le souligner.

La disponibilité du parc nucléaire français connaît cependant, en ce début d'année, son niveau le plus bas jamais atteint à cette période. La crise sanitaire a mis en évidence les conséquences de l'absence de marges dans le système de production d'électricité au regard des impératifs de sécurité d'approvisionnement. La perte de recettes fiscales – de l'ordre de 8 milliards – qu'entraînera en 2022 la tentative de l'État de faire baisser le coût supporté par les ménages montre l'ampleur du problème posé par la hausse des prix de l'électricité. Il est impossible de continuer ainsi : l'État ne peut pas chercher à maintenir les finances publiques dans une trajectoire raisonnable tout en payant les factures d'électricité. Certes, ces factures comprennent une part de taxes, mais cette fiscalité est nécessaire pour financer l'ensemble des dépenses. On ne peut y renoncer sans que le système s'enraye.

En conclusion, beaucoup de défis attendent le prochain président de la République – plus nombreux, sans doute, que ceux auxquels étaient confrontés ses prédécesseurs –, et parmi eux, l'immense défi de la soutenabilité des finances publiques. Nous devons impérativement revenir à un niveau de dette soutenable, c'est-à-dire inférieure à 100 % du PIB. En limitant à environ 0,4 % en volume l'augmentation de la dépense publique et en augmentant la croissance potentielle du pays, nous pourrions y parvenir en une dizaine d'années. Nous devons, avec courage, interroger notre rapport au temps et veiller à la constance de l'action publique, sans quoi nous perdrons notre souveraineté financière. C'est tout l'enjeu, au fond, de la prochaine loi de programmation des finances publiques, fondamentale pour l'avenir du pays.

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