Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, une révolution copernicienne : ainsi se plaît-on à présenter ce projet de loi et la philosophie qui l'anime. En rupture avec la façon dont s'est construit et consolidé l'État dans notre pays, ce texte met effectivement fin à un certain nombre de principes et de pratiques qui régissaient les relations de l'administration avec ses sujets avant-hier puis ses administrés hier, et les régissent avec ses usagers aujourd'hui.
Au nom de la République une et indivisible consacrée dès 1792, en vertu d'une défiance marquée dès l'origine envers les corps intermédiaires et des individus empreints de liberté, l'administration française s'est progressivement affirmée par la mise en place d'une organisation et de règles qui, en plus de façonner l'État moderne, traduisent la toute-puissance publique. L'État a ainsi démultiplié les mécanismes de contrôle, réels et symboliques, condition à l'effectivité des droits. Ses décisions, prises depuis Paris, s'imposent à tous, dans une conception verticale et descendante des rapports sociaux. Elles irriguent les territoires et les administrations chargés de les exécuter, auprès d'administrés plus récipiendaires de droits qu'on veut bien leur octroyer que réels sujets de droits, adultes et responsables. Les normes se multiplient, au risque de se contredire. Elles sont de plus en plus détaillées, comme si le diable s'y cachait – à moins que ce ne soient les fraudeurs en puissance que nous sommes tous, par construction.
C'est tout cela que ce projet de loi va changer. Mettre loin derrière nous ce temps où la même dictée était faite, le même jour à la même heure, dans l'ensemble des classes de France. Loin derrière nous ce temps où la couleur du téléphone des PTT était décidée en conseil des ministres. Derrière nous ce rapport à l'administration fondé sur la justification permanente, répétitive et lassante. Justifier de son domicile, justifier de ses ressources, justifier que rien n'a changé dans son domicile ou dans ses ressources. Justifier que l'on est bien handicapé à vie, chaque année, au cas où. Désormais, la confiance sera au coeur de la relation entre administration et usagers, la déclaration remplacera la justification a priori, l'expérimentation pourra se généraliser à de nouvelles matières sans mettre en péril la République. Des objectifs seront assignés ; à chacun, en adulte responsable, de mettre en oeuvre les moyens pour les atteindre.
Tout cela, nous le faisons au bénéfice des usagers, de tous les usagers. Mais nous le faisons aussi au bénéfice d'une autre catégorie de la population, dont on ne parle pas assez : les agents publics. Ce texte est également pour eux, et ne se fera pas sans eux. La vocation, l'envie, le talent d'un agent public n'est pas de passer ses journées à comptabiliser les âmes mortes. Qui peut croire qu'un agent public peut se satisfaire d'appliquer des règles dont il perçoit parfois le caractère ubuesque mais dont il ne peut se défaire, sous peine de voir sa prise d'initiative sanctionnée ? Qui peut croire qu'un agent public ne ressente pas un sentiment d'impuissance lorsqu'il est obligé de refuser un dossier rendu, de bonne foi, avec un jour de retard ou parce que manque une pièce ? Qui peut croire qu'un agent public n'a pas d'autre talent que d'effectuer des tâches répétitives à longueur de journée pour s'assurer de la complétude d'un dossier ? Qui est en première ligne pour absorber la colère d'un usager insatisfait ?
L'objet de ce texte est aussi d'améliorer les conditions de travail des agents. Parce que tout ce qui améliore la qualité du service rendu améliore les conditions de travail. Parce que le double mouvement de simplification administrative et de numérisation profonde de l'administration va permettre de mettre fin à de nombreuses tâches redondantes dans le quotidien des agents : finies, les journées à vérifier la complétude d'un dossier ; place à une fonction d'accompagnement et de conseil, plus intéressante, plus diversifiée, humainement plus riche aussi. Ce texte va ainsi conférer plus d'autonomie aux agents publics dans la conduite de leurs missions, sachant qu'ils sont les premiers demandeurs d'une plus grande souplesse dans l'application des règles. Ils veulent pouvoir engager une médiation devant une situation de blocage qui se crispe ou mener une transaction quand un compromis leur semble pouvoir être trouvé.
Ce projet de loi est ainsi fait pour les agents publics et ne se fera pas sans eux. Parce que les agents sont les pivots évidents de la révolution culturelle en cours, sans lesquels rien ne se fera. Parce que nombre d'entre eux, on l'a vu, vont voir leur métier évoluer, monter en compétence et en valeur, et qu'il est nécessaire d'accompagner cette transformation. C'était une préoccupation manifestée par les parlementaires de la majorité et le Gouvernement, dès les premiers échanges autour de ce texte, au cours de l'été, et elle est au coeur des travaux et des discussions menés dans le cadre du programme action publique 2022.
Outre les 700 millions d'euros qui vont être mobilisés au profit de la transformation publique, c'est surtout un plan de formation d'1,5 milliard d'euros sur cinq ans qui va être engagé pour former les agents au numérique et à leur nouvelle fonction de conseil, et pour accompagner la reconversion de ceux dont les missions viendraient à changer profondément. Un tel investissement de l'État au bénéfice des usagers mais aussi de ses agents est la condition nécessaire pour que cette transformation profonde soit effective.
Ainsi, nous pourrons rejoindre le maréchal Lyautey, qui déclarait, à la fin du XIXe siècle : « Je crois que nous avons tous la conviction tellement profonde que la première qualité d'un fonctionnaire, civil ou militaire, préfet ou général, chef d'administration, c'est de savoir, à un moment donné, prendre sa responsabilité et son initiative. »