Je vous remercie de m'accueillir dans votre commission.
Notre proposition a pour point de départ l'histoire d'un coéquipier de football qui est venu me trouver dans les locaux de Fakir. Lui, si jovial sur le terrain, était complètement déprimé. Il m'a dit voir des psychiatres en série et consommer des anxiolytiques, ajoutant qu'il n'aurait jamais pensé pouvoir tomber aussi bas. Son état, me dit-il, serait dû au management dans son entreprise. Directeur d'un magasin Lidl en périphérie d'Amiens, il était brisé par des mois de remarques vexatoires, d'humiliations et de laminage, malgré deux décennies d'ancienneté.
À la fin de notre rencontre, il déclara : « Je n'ai toujours pas compris cette difficulté, cette impossibilité à me faire reconnaître en maladie professionnelle, pour que ce soit Lidl qui paye. Tous les médecins, de même que mon avocate m'ont dit : ʺNe vous lancez pas là-dedans, c'est hors tableau, ça va être très compliquéʺ. Donc, aujourd'hui, se faire reconnaître, c'est quasiment mission impossible ».
Voilà le point de départ sensible d'une histoire qui peut aussi se lire dans les chiffres. Paru la semaine dernière, le rapport de la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) a été quelque peu médiatisé, parce qu'une forte montée des troubles psychiques y apparaissait. On y lit en effet qu'« Une affection psychique peut également être reconnue au titre d'une maladie professionnelle et le nombre de cas reconnus a été multiplié par sept en cinq ans ».
Pour autant, on arrive pour toute la France à un total de 596 cas reconnus, que le psychiatre Patrick Légeron, membre de l'Académie de médecine et auteur d'un rapport sur le burn out juge dérisoires et même « ridicules ». Selon lui, d'après l'Organisation mondiale de la santé (OMS), le stress est aujourd'hui le premier risque pour la santé des travailleurs dans le monde. Les analyses de l'OMS, du Bureau international du travail (BIT) et de toute une série de psychiatres font apparaître un fossé dans la compréhension du phénomène. Patrick Légeron qualifie de « paradoxe extraordinaire » le fait que les troubles psychiques soient aujourd'hui subis massivement par les salariés, tandis que seuls les troubles somatiques – les maladies corporelles et non les maladies mentales –, figurent dans le tableau des maladies professionnelles, ajoutant : « Je pense qu'une reconnaissance est absolument nécessaire. L'Académie est très intéressée par cette démarche de reconnaissance. »
L'estimation du nombre de burn out ou de troubles psychiques liés au travail sur laquelle s'accordent l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), Mme Jeantet, directrice de la CNAM et à peu près tout le monde, avoisine quelques centaines de milliers de cas. Si je prends une fourchette de 200 000 à 500 000 personnes, on voit le décalage immense avec les 596 cas reconnus : un cas sur mille seulement sera reconnu comme maladie professionnelle !
Pourquoi cette sous-estimation ? Je répondrai par une citation du Colonel Chabert, roman de Balzac centré sur le personnage d'un militaire qui, de retour des combats napoléoniens, se trouve face à toutes les administrations qui doivent établir ses droits pour qu'il puisse recevoir une rente : « En apercevant le dédale de difficultés où il fallait s'engager, en voyant combien il fallait d'argent pour y voyager, le pauvre soldat reçut un coup mortel dans cette puissance particulière à l'homme et que l'on nomme la volonté. »
Eh oui, voilà des gens qui ont été brisés dans leur entreprise et à qui on demande, pour qu'ils puissent bénéficier d'une reconnaissance de maladie professionnelle, d'effectuer un véritable parcours du combattant au milieu d'un labyrinthe de sigles. Maître Agnès Cittadini, avocate au barreau de Paris, cite la CNITAAT (cour nationale de l'incapacité et de la tarification de l'assurance des accidents du travail), le CRRMP (comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles), le TASS (tribunal des affaires de sécurité sociale) : autant de canaux qu'il faut emprunter pour espérer enfin faire reconnaître, au bout de plusieurs années, sa maladie professionnelle. C'est pourquoi elle déconseille fortement aux salariés de se lancer dans une telle entreprise. Les syndicats m'ont dit la même chose, ainsi que maître Ducrocq, avocat des salariés dans le dossier des Caisses d'Épargne : « Je suis dans une impasse totale, dont je ne suis pas très fier : j'ai des gens à défendre et je n'arrive pas à les défendre ». Voilà la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui.
Cela amène finalement tous ces défenseurs des salariés à tricher avec la législation, parfois avec une forme de complicité des juges : les troubles sont rangés dans la catégorie des accidents du travail. On cherche le moment où une crise de larmes ou une dispute ont lieu dans l'entreprise, pour en faire le point de départ de troubles psychiques, alors que ces troubles, qui constituent une véritable maladie, montent graduellement. Mais ils sont transformés en accidents du travail, parce que la reconnaissance en est ainsi plus facile. Tous assument ce détournement et cet arrangement avec la loi.
Aussi, quand le rapport de la CNAM fait état de 10 000 troubles psychiques reconnus comme accidents du travail contre 596 seulement reconnus comme maladie professionnelle, on voit que l'itinéraire bis prend le pas sur ce qui devrait être la voie normale.
Cela représente une très lourde facture pour la société. En effet, tant que la maladie professionnelle n'est pas reconnue, ce sont les assurés et les cotisants qui paient, et non l'employeur. En revanche, si les troubles sont reconnus comme accidents du travail ou comme maladies professionnelles, c'est l'employeur qui paye, à hauteur de 98 %. Écoutons Aude Selly, directrice des ressources humaines chez un équipementier sportif qui a réalisé quatre milliards d'euros de bénéfices en 2017 : « Je viens témoigner devant vous parce que je ne comprends pas. Je ne comprends pas que ce soit la société civile qui paye. Dans mon cas, quand je suis tombée, avec une tentative de suicide, je suis quand même restée dix-huit mois en arrêt maladie et c'est la société civile qui paye. Or, très clairement, ce sont les conditions de travail qui m'ont poussée à faire un burn out. »
Il est aussi difficile de chiffrer le nombre de cas de troubles psychiques dus au travail que le coût qu'ils induisent pour la société, qui pourrait s'élever à plusieurs milliards. Or, qui doit payer ? La ministre de la santé, Mme Buzyn, s'est exprimée sur cet enjeu, dans le Journal du dimanche du 22 octobre 2017 : « Concernant les arrêts de travail, le montant des indemnités journalières, de courte et de longue durée, ne cesse d'augmenter, de l'ordre de 5 % l'année dernière. Jusqu'à quand l'assurance-maladie palliera-t-elle les défaillances du management au travail ? ».
Nous touchons là à ce qui est pour moi une aberration. Mme Jeantet, directrice des risques professionnels à la CNAMTS, m'a déclaré disposer de tout un arsenal pour contrôler les médecins prescripteurs d'arrêts de travail ou les assurés qui sont en arrêt de travail, afin de détecter les cas frauduleux ; en revanche, elle n'exerce pas de contrôle sur les entreprises pour examiner les causes de ces dépressions en série et voir si elles ne sont pas liées au fonctionnement de l'entreprise. Comme il n'y a aucune prise en compte du phénomène dans le bilan comptable des entreprises, le déni persiste, ce que presque toutes les personnes que nous avons auditionnées ont confirmé, même si je dois signaler que le MEDEF n'a pas répondu à notre invitation.
Flore Crépin, qui a travaillé comme directrice des ressources humaines dans la grande distribution, mais aussi en usine ou pour un centre d'appel m'a ainsi déclaré : « C'est tellement tabou dans les entreprises, c'est le sujet interdit. Nous, en tant que RH, on n'a même pas le droit de prononcer le mot « stress ». Quand, chaque année, avec les syndicats, on fait le point sur les risques psychosociaux, on ne doit pas prononcer ce genre de mots. C'est pourquoi, quand je vois le tabou autour de la question et le manque d'engagement réel des directions, je me dis qu'à part la mise en place de sanctions financières lourdes, je ne vois pas ce qui pourrait motiver les boîtes. »
D'autres témoignages me viennent d'une agence de Caisse d'Épargne qui a connu quatre suicides en deux ans, alors que, statistiquement, le risque est estimé à un. Non seulement ce n'est pas pris en compte, mais la Caisse d'Épargne refuse d'autoriser une expertise, par un cabinet, pour comprendre pourquoi, quand bien même plusieurs victimes ont laissé une lettre dans laquelle elles revendiquaient le lien entre leur suicide et leur travail. Il y a donc bien un déni des directions, y compris dans les cas les plus dramatiques. C'est sans doute ce qui m'a paru le plus stupéfiant dans les témoignages recueillis : quand bien même le pire advient, le management peut continuer à avancer, tel un bulldozer.
Dans le dossier de la Caisse d'Épargne de la Côte-d'Azur, une jeune mère de famille s'est tuée en se jetant sous un train, laissant derrière elle une lettre. Puis, un responsable d'un centre d'appels interne à la Caisse d'Épargne, s'est lui aussi suicidé. Un contrôleur de gestion très investi dans son travail est mort d'un accident vasculaire cérébral (AVC), malgré l'arrivée d'un hélicoptère de secours, au beau milieu de la séance plénière où les résultats de l'agence étaient annoncés. Malgré tout cela, il n'y a aucune remise en cause, aucune prise de conscience, aucune étude sur ce qui se passe à l'intérieur de cette entreprise !
Cela vaut pour les cas les plus dramatiques. Mais on imagine aussi la situation dans le centre d'appels Coriolis à Amiens. Sans qu'il y ait heureusement de suicide, les dépressions, les crises de larmes et les démissions y sont la norme. Un salarié nous a déclaré : « Burn out, c'est un mot tabou. Le stress au travail, il faut faire comme si ça n'existait pas. On nie l'évidence. »
Pour toutes ces raisons, cette proposition de loi se fonde sur l'idée que la sanction vaut prévention : il faut que les entreprises aient un intérêt à se pencher de manière forte sur les risques psychosociaux. Permettez-moi une comparaison : dans les années 1970, il y avait 18 000 morts sur les routes de France. Hélas, il y en a encore 3 477 aujourd'hui et c'est autant de trop, mais le nombre a tout de même été divisé par six et on n'est certes pas parvenu à ce résultat en faisant tout pour complaire aux chauffards, mais en adoptant tout un arsenal répressif : gendarmes, alcootests… Eh bien, nous ne parviendrons à faire baisser le total des centaines de milliers de cas de troubles psychiques liés au travail dans les entreprises qu'avec un arsenal répressif, même si ce n'est pas la seule voie à emprunter.
Dans son livre Les désordres du travail, l'économiste de la santé, Philippe Askenazy montre que le recours à la sanction a fonctionné aux États-Unis. Les accidents du travail et les maladies professionnelles s'y multipliant, l'intérêt s'est porté sur cette question et les assurances se sont mises à réévaluer la prime de risque des entreprises. Ainsi, la part des assurances dans le coût total du travail, qui était d'1,4 % en 1985, est passée à 2,4 % en 1994.
Cela a entraîné une baisse de 2 % du taux de profit des entreprises. General Motors et les entreprises du même type ont ainsi été mises face à leurs responsabilités. Des mesures fortes ont été prises, qui ont fait finalement redescendre à 1,6 % le niveau de la prise de risque. L'incitation à prendre ces mesures n'a pu naître que de l'intérêt bien compris des entreprises.
Philippe Askenazy conclut avec force : « L'exemple américain prouve que le discours selon lequel on ne peut rien faire face à des contraintes économiques subies par les entreprises est faux. Au contraire, il est possible d'améliorer substantiellement le sort des salariés. C'est même l'inverse qui serait économiquement aberrant. C'est la désorganisation des organisations qui serait bien à la base de leur dangerosité. C'est la contrainte financière qui a fait passer de nombreuses entreprises américaines d'un équilibre nocif – faible investissement sur la sécurité et sur la santé et fort coût des accidents et des maladies – à un équilibre vertueux : sensibilisation et coûts maîtrisés ».
Il nous explique donc que cela s'est fait que par la contrainte financière. Bien évidemment, si on transfère les coûts des maladies psychiques liées au travail vers la branche accidents du travail et maladies professionnelles, financée à 98 % par les employeurs, cela constituera une forte mesure incitative.
Enfin, je pense que cette reconnaissance peut avoir une valeur symbolique et constituer un signal d'alarme pour l'ensemble de la société, notamment pour les pouvoirs publics. Prenons l'exemple de l'entrepôt Lidl de Rousset : la tragédie qui s'y est déroulée était annoncée. Après que le directeur a dû partir après un accident vasculaire cérébral consécutif aux pressions qu'il subissait, que deux cadres, y compris le numéro deux de l'entreprise, se sont ensuite trouvés en burn out, le 29 mai 2015, M. Yannick Sansonnetti s'est pendu dans la chambre froide de l'entrepôt.
Il y avait eu pourtant beaucoup de signaux avant-coureurs. Les syndicats étaient allés frapper à la porte de l'inspection du travail. Le numéro deux de l'entreprise s'y était rendu lui-même, non pour son seul cas personnel, mais en alertant sur la situation d'ensemble dans l'entreprise et en demandant que les inspecteurs se rendent sur place. Rien n'a été fait pour éviter ce qui était pourtant cent fois évitable et cela s'est terminé par cette pendaison !
Si tout ceci avait été jugé important, le directeur régional aurait été licencié, décision qui relève de l'entreprise. Qu'il puisse aujourd'hui continuer à manager en toute liberté représente un danger pour la société et pour les entreprises où il exercera.
Or, l'action du ministère de la justice n'est pas à la hauteur des enjeux. Pour réduire le nombre des morts sur la route on a décidé de criminaliser les comportements dangereux. Mais quand un employé d'une agence de Caisse d'épargne du Nord se suicide en laissant une lettre qui accuse son employeur, on aboutit encore aujourd'hui à un classement sans suite et le président du tribunal de grande instance se dit désolé de n'avoir « pas traité » l'affaire auprès de l'avocat. Tout cela n'est pas normal !
Dans l'ensemble, la société est insuffisamment mise en alerte sur ce thème. La reconnaissance des troubles psychiques et son inscription dans la « bible » des maladies professionnelles enverraient un signal fort à l'adresse de toute la société.
Je termine par une précision technique. Il ne s'agit pas pour moi de faire reconnaître le burn out comme maladie professionnelle, tout simplement parce qu'il n'est pas reconnu comme une maladie. En revanche, on sait que le burn out engendre des troubles psychiques. Le docteur Patrick Légeron a mentionné ce que pourrait être un tableau indicatif des symptômes – tableau dont la rédaction incomberait au pouvoir réglementaire : la dépression, le stress post-traumatique, l'anxiété généralisée, les troubles de l'adaptation. Ce sont les maladies connues et faciles à ranger dans une catégorie donnée.
Je suis bien conscient des limites de cette proposition. Elle n'est pas une fin en soi, mais plutôt un premier pas : il est nécessaire de mettre en place tout un arsenal. La reconnaissance des troubles psychiques comme maladie professionnelle doit être accompagnée de deux mesures.
La première mesure m'a été suggérée par Marine Jeantet, directrice des risques professionnels à la CNAMTS, qui a conduit une étude croisant consommation d'anxiolytiques dans les entreprises et absentéisme. Dès lors que la responsabilité des entreprises serait établie, l'idée serait de les taxer sur cette base. Elle me semble intéressante, car la reconnaissance comme maladie professionnelle ne s'intéresse qu'au sommet de l'iceberg, c'est-à-dire aux cas les plus graves. Mais, à des niveaux moins élevés, on observe déjà des absences de quinze jours, voire de plusieurs mois.
La deuxième mesure s'inscrit dans la lignée des propositions de la Haute Autorité de santé et de l'Académie nationale de médecine, ou encore du rapport parlementaire Censi-Sebaoun. Ce dernier proposait par exemple de libérer les médecins du travail de leurs obligations vis-à-vis de l'Ordre des médecins, pour leur permettre d'enquêter et d'énoncer que des troubles psychiques sont effectivement d'origine professionnelle. Or, aujourd'hui ils peuvent être sanctionnés pour cela par l'Ordre des médecins.
L'économiste de la santé Philippe Askénazy affirme que nous pouvons dès aujourd'hui mettre un coup d'arrêt à ces 400 000 cas de troubles psychiques liés chaque année au travail. Eh bien, mes chers collègues, vous pouvez, dès aujourd'hui, faire ce premier pas !