Compte tenu de mes anciennes fonctions, je me concentrerai sur les décisions prises par l'État en tant qu'actionnaire.
Vous le savez, le contrôle direct par l'État des entreprises du secteur productif a souvent été considéré par les pouvoirs publics successifs comme un levier essentiel de la politique industrielle. Sans remonter à Colbert, nous en trouvons trace dans le préambule de la Constitution de 1946 qui fait partie de notre bloc de constitutionnalité : elle fait mention de la capacité de l'État à devenir propriétaire d'entreprises. C'est sur ces bases que s'est construite la politique de l'État actionnaire.
L'une des étapes essentielles a été le rapport Nora en 1967 dans lequel était souligné que « le secteur des entreprises publiques ne paraît obéir dans sa composition à aucun critère ». Une autre étape très importante a été, en 2003, la publication du rapport Barbier de La Serre – à l'origine de la création de l'APE – qui déplorait la confusion des rôles remplis par l'État à l'égard des entreprises publiques. Lorsqu'on prend la peine de le relire aujourd'hui, on s'aperçoit qu'il n'a pris une ride. Simon Nora et René Barbier de La Serre pourraient aujourd'hui s'étonner de la diversité des secteurs dont l'État est propriétaire et de la lourdeur qui caractérise la gestion de ses participations publiques.
La difficulté principale pour l'État actionnaire tient à ce qu'il doit en permanence concilier des objectifs multiples et contradictoires, qui dépassent très largement les préoccupations patrimoniales qui devraient être celles d'un actionnaire. À l'évidence, l'État n'est pas un actionnaire comme un autre.
Citons quelques-unes des casquettes qu'il doit porter pour mieux comprendre l'articulation avec son rôle d'actionnaire.
Il y a d'abord l'État porteur de politiques publiques, notamment de politiques industrielles. Cela prend la forme de politiques générales de soutien à l'innovation ou de soutien à tel ou tel secteur.
Il y a ensuite l'État régulateur, fonction de régulation qu'il délègue souvent à des autorités administratives indépendantes qui doivent assurer le bon fonctionnement concurrentiel des marchés. Les outils dont ils disposent en ce domaine sont vastes et paraissent souvent préférables à l'intervention en capital.
Il y a encore l'État budgétaire, fonction déterminante qui entre parfois en contradiction avec celle de l'actionnaire du fait de l'application des règles budgétaires découlant de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF).
Il y a une autre casquette que l'on oublie parfois et qui est également très importante lorsqu'on parle de l'État actionnaire : l'État client. Il joue un rôle clef dans plusieurs secteurs dépendant de la commande publique, au premier rang desquels la défense.
Enfin, dernière casquette, qui n'est pas la moins importante : l'État politique, autrement dit celui qui est soumis à des considérations médiatiques et électorales qui rendent le Gouvernement et les pouvoirs publics incapables de s'en tenir aux seuls pouvoirs de l'actionnaire ; il leur est alors difficile d'assumer une mauvaise nouvelle à froid et leur propension à reporter les décisions difficiles très forte.
L'État exerce tous ces rôles simultanément. Et la défense des intérêts patrimoniaux ou des intérêts des entreprises qu'implique son rôle d'actionnaire passe après d'autres objectifs qui sont tout aussi légitimes.
La diversité des objectifs a pour effet de démultiplier les interlocuteurs pour les entreprises. Une même entreprise peut ainsi avoir plusieurs dizaines de correspondants répartis entre les administrations centrales des ministères techniques, dont certaines jouent un rôle capital d'expertise, les cabinets ministériels, le cabinet du Premier ministre ainsi que celui du Président de la République. Cette dispersion peut affaiblir l'État car les dirigeants d'entreprise savent jouer avec malice de cette polyphonie administrative.
Je citerai quelques exemples de secteurs dans lesquels ce phénomène me paraît particulièrement prégnant.
Prenons le domaine aéronautique où l'État passe son temps à gérer des contradictions qu'il tente de surmonter avec plus ou moins de succès. Il est à la fois actionnaire majoritaire de contrôle d'Aéroports de Paris (ADP), actionnaire de référence d'Air France KLM qui est le principal client d'Aéroports de Paris, actionnaire minoritaire d'Airbus qui est le principal fournisseur d'Air France KLM, régulateur du trafic aérien via la Direction générale de l'aviation civile (DGAC) qui distribue des droits de trafic, notamment à Air France KLM, et enfin responsable de la fixation des redevances aéroportuaires qui constituent l'essentiel des ressources des aéroports, dont bien sûr Aéroports de Paris, et qui constituent une charge pour les compagnies aériennes, donc pour Air France KLM. La question classique qui se pose régulièrement est de savoir si l'État doit privilégier l'objectif de compétitivité d'Aéroports de Paris, donc réduire les redevances payées par les compagnies aériennes dont Air France KLM, ou bien ses intérêts d'actionnaire majoritaire d'Aéroports de Paris, qui tirerait avantage d'une augmentation desdites redevances. Nous pourrions évoquer encore le transport ferroviaire.
Un dernier exemple très parlant est le secteur de l'énergie, dont je me suis beaucoup occupé. L'État est un actionnaire très majoritaire d'EDF et d'Areva et malgré ce contrôle total sur ces deux entreprises, il n'a pas su ou n'a pas pu empêcher leur dégradation financière et l'apparition de grandes difficultés au sein de la filière nucléaire.
Il a réagi trop lentement, notamment face à la mésentente entre les deux entreprises alors qu'il disposait de tous les leviers nécessaires pour ramener l'ordre puisqu'il était chez lui. Pour autant, on ne saurait dire que c'est l'État qui a contribué à cette situation, le contexte international étant extraordinairement compliqué, marqué qu'il est par une crise profonde. Il n'en reste pas moins que les contradictions entre les multiples objectifs de l'État ont été particulièrement fortes et c'est sans doute ce qui explique qu'il s'est réveillé un peu tard. Ces contradictions, EDF les vit dans ses équilibres financiers. Quant aux graves problèmes qui se posaient pour Areva, ils n'ont pas été traités à temps.
En 2014, le Gouvernement, conscient de ces contradictions, a arrêté une stratégie de l'État actionnaire qui visait à mettre l'intervention en capital au service d'objectifs clairs et définis. Il a fixé des lignes directrices pour l'État actionnaire, qui ont eu une grande importance. D'abord, c'est la seule doctrine de l'État actionnaire qui n'ait jamais été établie. En outre, avant de faire l'objet d'un communiqué de la Présidence de la République, elles ont été validées par le Secrétaire général adjoint de l'Élysée de l'époque, Emmanuel Macron, qui s'est par la suite souvent appuyé sur elles.
Elles reposent sur quatre objectifs.
Premier objectif : « s'assurer d'un niveau de contrôle suffisant dans des entreprises à caractère structurellement stratégiques, intervenant dans des secteurs particulièrement sensibles de souveraineté ». Deux principaux domaines sont visés : d'une part, les activités nucléaires, pour lesquelles l'État doit exercer un contrôle sur les grands opérateurs de la filière ; d'autre part, les activités liées à la défense nationale.
Deuxième objectif : « s'assurer de l'existence d'opérateurs résilients pour pourvoir aux besoins fondamentaux du pays ». Les opérateurs résilients désignent des entreprises qui assurent des missions fondamentales de service public nécessaires au pays. Dans beaucoup de secteurs, ces entreprises exercent leurs activités en concurrence avec des opérateurs privés. Il s'agit des grandes infrastructures publiques ou des grands opérateurs de service public, les opérateurs historiques pour lesquels le niveau de participation de l'État peut varier selon le poids de l'opérateur dans la fourniture du service jugé essentiel. Citons les secteurs de l'énergie, des transports, des postes, des télécoms, avec ADP, la SNCF, la RATP, La Poste.
Troisième objectif : « accompagner le développement et la consolidation d'entreprises, en particulier dans des filières déterminantes pour la croissance économique nationale et européenne ». La présence au capital de l'État, actionnaire stable, par définition, peut constituer un élément utile dans les phases où le management est confronté à des défis importants et dans des périodes de crise. Cet objectif ne suppose pas des niveaux de participation particulièrement élevés. Ils peuvent être inférieurs au taux de 50 % nécessaire au contrôle voire au tiers. On peut penser à la construction automobile avec des entreprises comme Renault ou PSA.
Quatrième objectif : « intervenir en “sauvetage” dans le cadre défini par le droit européen lorsque la disparition d‘une entreprise présenterait un risque systémique avéré ». Vous le savez, monsieur le président, ce type d'intervention est très encadré par les règles communautaires. Le but est d'éviter une faillite dont les conséquences seraient plus lourdes pour l'économie que le coût du sauvetage. On peut distinguer deux types d'intervention : la prise de contrôle de l'entreprise pour restructurer fortement l'actif ou bien une prise de participation ponctuelle sans implication à long terme dans le management de l'entreprise – l'exemple souvent cité est le secteur financier avec le sauvetage de Dexia.
Dans cette liste d'objectifs, le mot-clef est « stratégique » : « entreprises stratégiques », « secteurs stratégiques », « intérêts stratégiques ». Le problème, c'est qu'à aucun moment, il n'est proposé de définition de ce que l'on appelle une entreprise ou un secteur stratégique. L'un des fruits des travaux de votre commission d'enquête pourrait être d'en établir une, d'autant que la protection d'intérêts stratégiques contre la mainmise de puissances étrangères est au coeur de notre politique industrielle.
La plupart du temps, derrière ces mots se cachent des logiques qui n'ont pas grand-chose à voir avec la stratégie.
Pensons aux logiques de filière, qui veulent qu'une filière à capitaux publics soit mieux à même de concevoir les produits de demain qui vont assurer le succès de notre tissu industriel. On sait que cette logique a souvent été un échec, avec des gabegies liées à des stratégies sans lendemain, notamment pendant les « Trente glorieuses », période largement mythifiée.
Deuxième logique à l'oeuvre, la logique sociale, de défense de l'emploi, qui apparaît bien souvent comme le véritable objectif stratégique. Il est clair que les licenciements sont plus rarement pratiqués dans le secteur public que dans le secteur privé. On peut toutefois craindre qu'en différant les ajustements parfois nécessaires, l'État actionnaire n'affaiblisse les entreprises publiques donc, à moyen terme, l'emploi.
Une troisième logique est souvent invoquée, c'est celle de l'aménagement du territoire. L'État favorise des implantations équilibrées sur le territoire et lutte contre les délocalisations.
Enfin, quatrième logique : le maintien des organes de direction des groupes en France.
Nous voyons bien que ces logiques n'ont pas grand-chose de stratégique. De multiples contre-exemples prouvent d'ailleurs qu'il est possible de procéder autrement. Airbus a ainsi un siège juridique aux Pays-Bas tout en ayant des activités très importantes en France.
Pour que tout ceci fonctionne de manière optimale, il faut fixer des objectifs clairs, c'est-à-dire préciser beaucoup plus que les lignes directrices que j'évoquais la doctrine d'intervention de l'État. Cela impliquerait de faire une revue de portefeuille pour le passé, le présent et l'avenir et d'élaborer une stratégie qui englobe les problématiques liées à la défense nationale, à la sécurité, aux monopoles naturels, aux technologies et autres secteurs-clefs. Je n'ai pas de proposition particulière à faire à ce sujet mais, avant de s'interroger sur les moyens de protéger nos intérêts stratégiques, il faut commencer par définir ceux-ci avec précision.
Cela étant, l'un des moyens souvent évoqué pour la défense de ces intérêts est le taux de détention de capital par l'État dans les entreprises stratégiques. C'est certes un élément important mais qui n'offre qu'une analyse parcellaire, car le contrôle effectif d'une entreprise ne dépend pas strictement du pourcentage de titres détenus par l'actionnaire de contrôle.
Pour des entreprises en situation de monopole naturel ou dont la puissance publique assure le financement, la logique économique conduit à ce que l'État détienne l'intégralité ou la quasi-intégralité du capital. Ces entreprises font l'objet d'interventions permanentes des pouvoirs publics dans leur gestion, pas nécessairement par le biais de l'APE mais le plus souvent par l'entremise des ministères techniques. Dans cette catégorie entrent très clairement, par exemple, la SNCF ou la RATP pour leurs activités domestiques.
S'agissant des entreprises chargées des infrastructures essentielles, la protection des intérêts stratégiques peut reposer sur une régulation solide plutôt que sur la détention du capital. On peut donc imaginer que la participation de l'État y soit minoritaire, à hauteur de 33 %, ce qui peut être suffisant.
Dans le cas des principales entreprises intervenant dans la filière nucléaire, une détention publique majoritaire est recommandée. Cela dit, on peut s'interroger sur les seuils qui existent aujourd'hui, et je ne suis pas sûr, par exemple, que le seuil de 70 % établi comme le seuil légal pour EDF – la participation de l'État étant aujourd'hui largement supérieure – ait grand sens, car, en droit des sociétés, cela ne signifie pas grand-chose.
Dans le cas des entreprises chargées de la défense nationale, les choses sont un peu différentes, et il existe toute une série de dispositifs juridiques qui protègent les intérêts stratégiques de l'État, indépendamment de la détention du capital. Ainsi, l'analyse de la répartition du capital dans les principales entreprises de défense nationale révèle que la participation de l'État y est nulle ou relativement faible, de l'ordre de 10 à 15 %, légèrement plus dans le cas de Thales.