Je vais donc aborder le cas d'Alstom, qui est à l'origine de la constitution de cette commission d'enquête. Je le ferai dans la mesure de mes connaissances et de mes moyens puisque, lorsque j'ai pris mes fonctions à la tête de l'APE, le deal était déjà conclu, et c'est mon prédécesseur qui avait travaillé à cette opération avec la Direction générale des entreprises (DGE).
Quand je suis arrivé à l'APE, la seule question qui s'est posée a été celle de savoir si l'accord conclu au mois de juin avait été exécuté, de façon à ce que le ministre puisse donner son aval avant la fin de l'année. Le travail de l'APE et de la DGE pendant cette courte période a donc essentiellement consisté à vérifier si les garanties exigées – création de co-entreprises et finalisation des contrats, lesquels étaient des contrats extraordinairement complexes portant entre autres sur la pérennité ou la protection de la propriété industrielle – étaient bien respectées. Ces vérifications ayant été faites, le ministre a donné son aval et autorisé l'investissement.
Lorsque j'ai pris mes fonctions, le principe des co-entreprises était déjà acté. Je rappelle qu'en amont plusieurs options avaient été envisagées pour Alstom, notamment la cession à un acquéreur français ou européen. Cette solution n'avait pu aboutir mais, se servant de ce levier, le ministre de l'époque, Arnaud Montebourg, avait fait pression sur General Electric pour obtenir un accord plus favorable que celui envisagé au départ, à savoir une cession pure et simple d'Alstom.
L'accord imaginé comportait plusieurs volets. D'abord, une cession d'actifs ; puis, pour certaines activités – le renouvelable, l'électricité et le nucléaire – la mise en place de co-entreprises ou joint-ventures. Je n'avais à l'époque pas mon mot à dire, mais j'ai trouvé cette solution assez maline, s'agissant de protéger les intérêts de l'État, même si, vu de loin, cela pouvait ressembler à une usine à gaz.
Elle était d'autant plus intéressante que l'État se voyait par ailleurs concéder un certain nombre de droits – droit de véto, droit de protection de la propriété industrielle, droit de représentation dans les conseils d'entreprise –, ainsi qu'un droit de représentation dans le conseil d'administration de ce qu'il restait d'Alstom, grâce au prêt de titres de Bouygues.
L'État avait également négocié des mécanismes de sortie, à échéance 2018, 2019 et au bout de cinq ans pour la co-entreprise nucléaire la plus importante et la plus stratégique. Il s'agissait d'une possibilité offerte à Alstom et non d'une obligation.
D'autres dispositifs de protection étaient enfin prévus, dont je ne sais, pour tout vous dire, ce qu'il est advenu. General Electric devait notamment remettre chaque année un rapport sur la mise en oeuvre de ses engagements, et un comité de pilotage devait être mis en place, associant le groupe et les services de l'État, pour assurer le suivi de l'opération.
Dernier point important, l'État était donc représenté en tant qu'État au conseil d'administration de la co-entreprise nucléaire, avec un droit d'information étendu et un droit de veto, mais je ne peux, là non plus, vous répondre sur la manière dont cela a fonctionné, puisque je n'étais plus en fonction. Je ne sais d'ailleurs même pas si le mandat avait été confié à un représentant de l'APE ou de la DGE.
Tout ceci avait, quoi qu'il en soit, pour but d'assurer l'avenir d'Alstom Transport, très incertain à l'époque, si bien que le Gouvernement avait, début 2014, diligenté une étude du cabinet Roland Berger, qui portait non seulement sur Alstom Power mais également sur Alstom Transport, afin de déterminer si cette dernière entité pouvait survivre de manière autonome et indépendante sur un marché en rapide évolution, marqué notamment par l'expansion internationale de deux grands acteurs chinois, qui ont fusionné peu de temps après.
J'ignore si, en 2014, on savait déjà que ces deux opérateurs chinois allaient fusionner et devenir le premier opérateur mondial, mais on pouvait en tout cas le pressentir, et l'objectif était donc de donner à Alstom Transport les moyens de se développer, sachant que l'entreprise héritait de l'activité signalisation de General Electric, que son endettement devait être ramené à zéro à l'issue de l'opération de cession et qu'elle disposait donc d'un bilan solide et d'une trésorerie suffisante pour investir dans les opérations de transport ferroviaire.
Je n'en suis pas un spécialiste, mais le transport est un secteur qui se transforme extrêmement vite, et la question du rapprochement avec les uns et les autres se posait déjà depuis un certain temps, que ce soit avec Siemens, Bombardier ou Thales. Ce sont des sujets qui reviennent régulièrement dans l'actualité, et dire que l'opération de rapprochement avec Siemens est une surprise serait très exagéré. Ce qui me semble plus important dans ce cadre, est de se demander ce que deviennent les joint-ventures et l'activité « Power ». C'est là la question-clef qui doit retenir l'attention de l'État. J'ai lu les déclarations des uns et des autres en la matière, mais j'ignore quelles sont les intentions d'Alstom transport. Quoi qu'il en soit, d'un point de vue industriel le rapprochement d'Alstom Transport avec Siemens a du sens.
Vous m'avez également interrogé sur l'accord avec Bouygues. L'État avait en effet négocié avec Bouygues, un prêt de titres, qui lui permettait en quelque sorte d'exercer un rôle d'actionnaire sans l'être et d'obtenir une représentation de deux membres au conseil d'administration d'Alstom. N'étant pas dans le secret de cette affaire, j'ignore la raison pour laquelle l'État n'a pas exercé son option d'achat sur les titres de Bouygues, ce qui lui aurait permis, vous l'avez signalé, de recevoir une part du dividende exceptionnel qui a été distribué. Je n'ai guère d'explication, tout au plus une hypothèse : il est possible que, dans le cadre des négociations avec Siemens, ce dernier ait demandé à ce que l'État ne reste pas actionnaire d'Alstom Transport. C'est une hypothèse conforme à ce qui se produit fréquemment. Cela a notamment été le cas avec Airbus, où la diminution de la part de l'État dans le capital a pour origine la volonté du gouvernement allemand de ne pas le voir demeurer à des niveaux de référence mais de voir au contraire l'actionnariat d'Airbus entre les mains d'intérêts privés.