Monsieur le président, mesdames, messieurs, en 212 de notre ère, Caracalla prend un édit aux termes duquel tous ceux qui habitent l'Empire sont citoyens de Rome. En vain ! L'empire s'est effondré. Pourquoi ? Parce qu'il n'y avait pas de peuple pour cet empire. Pour qu'il y ait un peuple, il aurait fallu que la source de la loi fût légitime ; il aurait fallu qu'il y eût un souverain légitime. Les tâtonnements de l'histoire ont permis de s'entendre sur le fait que la démocratie permettait cette légitimité : le peuple se constitue en tant que sujet politique parce qu'il crée la communauté légale ; tout le monde vote et la loi votée s'applique à tous.
Pour que l'Europe ait un horizon, il faudrait qu'il y ait un peuple européen. Pour qu'il y ait un peuple européen, il faudrait qu'il se soit constitué sur une base connue de tous. Cette base a été trouvée : l'Europe intergouvernementale. Mais pour passer de l'Europe intergouvernementale à cette autre chose que serait un intérêt général européen, il faudrait qu'il y ait une souveraineté européenne, donc un peuple européen. Or, il n'y en a pas. L'Europe est ainsi bloquée de l'intérieur car tous les mécanismes qui permettent de constituer un peuple sont bloqués.
Premier mécanisme – vous êtes en train de le refuser – : pour que le peuple souverain s'exprime, il faudrait des listes transnationales. Le peuple se constituerait puisqu'il désignerait des délégués sans se préoccuper de leur nationalité. Ceux-là mêmes qui nous traitent d'europhobes le refusent alors que nous y sommes favorables ! Héritiers de l'internationalisme prolétarien – nous savons ce qu'il nous a coûté lorsqu'il n'existait pas ou lorsque certains ne faisaient que semblant d'y adhérer – , nous savons que le moment est venu en France, en Europe, et dans le monde, pour ces révolutions citoyennes auxquelles nous aspirons et dans lesquelles les peuples se constituent par-delà les frontières sur le fondement d'un intérêt général commun.
La meilleure preuve de l'absence de peuple européen est la recherche à laquelle se sont livrés nos amis allemands, notamment les démocrates-chrétiens. Ils se sont attachés à trouver quelles pouvaient être les racines de ce peuple en essayant de transposer à l'échelle européenne ce qu'ils croient bon pour eux. Les Allemands parlent à propos de leur nation de Volksgeist, c'est-à-dire l'esprit du peuple. Le Volk pour eux signifie autre chose que pour nous le peuple au sens plébéien du terme. Les meilleurs penseurs croyaient que les racines chrétiennes pourraient tenir lieu de Volksgeist européen. Ceux qui en parlent ne sont pas seulement des bigots, ils ont l'intention de proposer quelque chose de commun. Cela ne s'est pas fait. La meilleure des preuves que ce peuple n'existe pas est que personne n'y croit.
La majorité des États-nations d'Europe, puisque le peuple n'existe que dans la nation, a adopté la circonscription unique, sauf les pays dotés d'une constitution fédérale, qui ne sont pas des États unitaires. Les modes de scrutin sont dictés par cette raison.
Je ne comprends pas pourquoi La République en marche a décidé de faire une liste nationale unique. Je m'en réjouis mais cette idée est tout à fait contraire au modèle vers lequel elle se dirige en créant des régions européennes, en proposant des districts européens dotés d'une capacité législative. Peut-être nos collègues qui siègent à droite ont-ils raison : La République en marche a peut-être pensé qu'elle n'avait pas les moyens d'obtenir un résultat électoral autrement. Pour autant, je ne dirai pas qu'il s'agit d'un tripatouillage électoral. Je m'en réjouis. À bas l'émiettement du peuple dans d'improbables territoires décidés dans des bureaux et dépourvus de toute réalité ou de tout esprit commun !
Deuxième mécanisme qui fait défaut, le Parlement européen existe mais il ne décide de rien. On s'intéresse à un Parlement s'il a du pouvoir. Celui-ci ne peut pas décider de son budget, sauf à la majorité des trois cinquièmes ; il ne peut pas se mêler du marché intérieur. 70 % des décisions qu'il prend n'ont aucune portée législative, aucune conséquence concrète. On peut toujours penser surprendre l'opinion en le lui cachant et en lui faisant croire qu'il s'y discute des choses. Non, il ne s'y décide pratiquement rien. Sur les questions essentielles, il ne se décide rien. De quoi le Parlement peut-il parler ? Il est « consulté » – dans quelle démocratie du monde consulte-t-on un Parlement ? – sur le fonctionnement du marché intérieur, les règles de concurrence, la fiscalité et la politique sociale. Il ne décide de rien !
Il partage son pouvoir de décision avec cette sorte de Sénat qu'est le Conseil, mais ce n'est pas lui qui a le dernier mot. Il partage son pouvoir de décision, disais-je, sur la sécurité, la justice, la politique environnementale, la politique agricole commune et le commerce extérieur. Ainsi, lorsque le Parlement européen vote contre l'utilisation de pesticides, le Conseil peut-il passer outre et autoriser les pesticides. Voilà le Parlement qu'il nous est proposé de constituer !
Enfin, troisième raison qui empêche l'existence d'un peuple européen : l'absence des mécanismes de solidarité qui constituent un peuple. Nous autres Français sommes réunis par la loi et par les services que nous nous rendons les uns aux autres, le soin que nous prenons de l'éducation de nos enfants, la protection que nous devons aux plus faibles, les impôts que nous payons... Où sont ces mécanismes communs en Europe ?
Prenons les fonds structurels européens, les seuls qui existent : ils sont soumis à des conditions préalables d'organisation de la gestion des budgets de chacun des États, c'est-à-dire à une condition préalable de confiscation du pouvoir des Parlements nationaux – c'est le semestre européen.
En ce qui concerne les fonds d'aide à la mondialisation, le Parlement vote des aides financières allouées aux ouvriers et aux salariés des entreprises délocalisées du fait de la mondialisation. Voilà en quoi consiste la solidarité européenne ! Ce n'est pas bon du tout.
Les trois mécanismes qui constituent un peuple – la solidarité, l'effectivité de la décision et la capacité à désigner des délégués pour prendre ces décisions – sont remis en cause. Le mode de scrutin n'a rien à voir avec cette affaire.