Et nous le regrettons. C'est la politique de la peur, c'est la politique du harcèlement constant, c'est la stratégie déshumanisante de l'épuisement des personnes.
Ainsi, monsieur le rapporteur, vous dressez, à l'article 1er, la liste de tous les cas où le risque de fuite, notion dont la Cour de cassation a demandé qu'elle soit précisée, justifie un enfermement des personnes dites « dublinées ». Or elle embrasse tant de situations que toute personne dublinée pourra être considérée comme risquant de fuir. Nous parlons pourtant de personnes dont, pour la plupart, la demande d'asile n'a pas été examinée au fond. Cette proposition de loi veut donc généraliser l'enfermement des demandeurs et des demandeuses d'asile pour la seule raison qu'ils ou elles n'ont pas fait leur demande dans le bon pays. Il s'agit ici de personnes qui ont fui leur pays, pour différentes raisons, souvent complexes, et qui ne peuvent se réduire à une répartition aveugle et binaire entre ceux qui seraient de bons réfugiés politiques, ayant ainsi vocation à être accueillis dignement et à bénéficier du droit d'asile, et puis les autres, tous les autres, qui n'y auraient pas droit. Comme si l'exil contraint, qui est, quelles qu'en soient les causes, toujours une souffrance, autant pour les personnes qui partent que pour celles qu'elles quittent, pouvaient constituer, en fonction de certains critères, une vocation !
L'inhumanité de la logique qui sous-tend ce texte devrait conduire à ne pas le voter. Cela ne semble malheureusement pas suffire à convaincre la majorité parlementaire et gouvernementale, qui l'a défendu et adopté en première lecture, et s'apprête à le faire de nouveau aujourd'hui – certes en déposant quelques amendements et en exprimant ici et là quelques réticences.
Je me dois d'ajouter que cette politique dite de fermeté est non seulement inhumaine mais de surcroît contre-productive. Seules 6 % des procédures Dublin sont menées à leur terme. L'an dernier, alors même que le Gouvernement a mobilisé des moyens humains et financiers nécessaires pour tripler le nombre de procédures, le taux de renvoi est resté sensiblement le même que l'année précédente : 5,8 %, contre 5 % en 2016. Il nous faut donc poser la question : veut-on enfermer des hommes, des femmes et des enfants pour faciliter un transfert qui n'aura jamais lieu ? À quel prix ? Et pour quels résultats ?
Ce ne sont pas aux personnes frappées par ces réglementations injustes et mal pensées qu'il faut s'en prendre, mais bien au règlement Dublin – et certains, parmi les députés de la majorité, sont, je le sens, je le sais, d'accord sur ce point. Celui-ci part du présupposé que les conditions d'examen des demandes d'asile sont équivalentes en différents points de l'espace Schengen. Cela est tout simplement faux ! Voulez-vous vraiment transférer des personnes en Grèce, pays où des cas de torture et de mauvais traitements ont été dénoncés par des associations et des instances internationales, et qui a été condamné à neuf reprises par la Cour européenne des droits de l'homme en raison des mauvaises conditions de détention que l'on y observe ? Ou bien en Hongrie, pays vers lequel le Haut-Commissariat aux réfugiés appelle, à juste titre, à suspendre tout renvoi ? Ou encore en Italie, où persistent de nombreuses défaillances systémiques et où les centres d'accueil pour les demandeurs et les demandeuses d'asile manquent cruellement de places ?
Le Gouvernement emploie constamment le lexique de la solidarité européenne : le règlement de Dublin est la contradiction parfaite de ce principe. Et avec cette contradiction, on joue avec la vie des gens. Les transferts ne sont pas effectués en raison d'erreurs matérielles, de dossiers mal ficelés, d'annulations de la procédure par les juges administratifs, de décisions d'opportunité du ministre de l'intérieur ou des préfets de ne pas les exécuter. La grève, en cours actuellement, des personnels de la Cour nationale du droit d'asile vient rappeler à celles et ceux qui en doutaient la réalité des problèmes très concrets auxquels sont confrontées les personnes chargées de garantir le droit d'asile. Et les moyens engagés par l'actuel gouvernement dans la loi de finances votée à l'automne sont loin d'être suffisants pour répondre à ces difficultés.
« Depuis plusieurs années, [la CNDA] s'est enfermée dans une logique comptable de l'asile qui fait primer le raccourcissement des délais de jugement sur la qualité de l'instruction des demandes et des décisions rendues », écrivent les organisations syndicales dans un communiqué de presse. Sébastien Brisard, rapporteur à la CNDA et secrétaire général du Syndicat indépendant des personnels du Conseil d'État, explique ainsi au journal Libération : « Il y a certains dossiers dont on considère qu'ils ne présentent pas tous les éléments sérieux d'une demande d'asile. Ils passent alors par un système d'ordonnance, c'est-à-dire une décision qui est prise par un juge sans entendre le requérant. » Or, déplore le responsable syndical, la proportion des ordonnances a doublé en trois ans : « On est dans une logique de respect des délais, imposée par le législateur en 2015. Donc il y a un tri fait par les magistrats, et ils n'ont pas le temps matériel, même en faisant de leur mieux, vu la quantité de dossiers, de procéder à un traitement fin. ». Les organisations qui ont appelé à la grève, reconduite hier, évoquent aussi une charge de travail « de plus en plus élevée » et des « audiences surchargées ». Sébastien Brisard ajoute : « En une journée d'audience, on traite treize dossiers ; or on n'écoute pas une personne de la même façon le matin et à dix-neuf heures, après avoir entendu douze autres dossiers. Ce temps de l'écoute n'est pas respecté, et les dossiers sont de plus en plus compliqués, avec des problématiques plus fines à analyser. »
Ce sont donc les règlements de Dublin qu'il faut remettre en cause. Nous avons au niveau européen des interlocuteurs, des partenaires, avec qui notre pays pourrait engager un rapport de forces à ce sujet. C'est le cas, par exemple, de l'Italie, où je me suis rendue en tant que membre du bureau de la commission des affaires européennes, et où nous avons visité des centres d'accueil. C'est une tout autre politique qu'il faut bâtir, une politique de l'asile qui ne s'effondrerait pas à la première petite augmentation du nombre de demandes. Sans une telle politique, le droit d'asile ne resterait pour nos pays qu'un conte dont on se berce avec l'illusion de réparer les torts et les atrocités commis dans le passé ; et la constitution de 1946, la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, la Convention de Genève de 1951, tous ces textes qui, voulant tirer les leçons de la Seconde Guerre mondiale, entendaient graver le droit des réfugiés dans le marbre, se trouveraient dénués de sens. En ce début de XXIe siècle, alors que nous connaissons la première grande crise de la politique de l'accueil en Europe depuis 1945, crise due en grande partie, rappelons-le, aux conflits qui secouent le Moyen-Orient et un certain nombre de pays d'Afrique de l'Est, cet héritage d'humanité et de solidarité court le risque d'être nié dès cette première loi.
C'est pourquoi je vous appelle, au nom de La France insoumise, à voter la motion de rejet préalable.