Intervention de David Azéma

Réunion du jeudi 8 février 2018 à 11h00
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

David Azéma, ancien directeur général de l'Agence des participations de l'État :

Monsieur le président, votre première question m'amène à expliciter la note que j'ai rédigée pour l'Institut Montaigne, qui reprend des propos que j'ai tenus lors d'un colloque du Conseil d'État, ainsi que devant la Cour des comptes, qui a publié un rapport assez volumineux sur l'État actionnaire et auditionné à cette occasion les anciens responsables de l'APE.

Je ne vais pas détailler cette note, qui est aisément accessible sur internet. La conclusion à laquelle je suis parvenu, c'est que l'actionnariat public – en particulier minoritaire – n'est sans doute pas le meilleur instrument pour agir dans le cadre d'une politique industrielle.

Cette présence est toujours assez contingente : parmi toutes les entreprises françaises remarquables, que ce soit au titre de l'emploi dans notre pays, de la recherche et développement, ou du caractère stratégique de leurs productions, seule une petite poignée compte l'État parmi ses actionnaires. Et même si l'État n'est pas au capital de ces entreprises, des questions de politique industrielle peuvent s'y poser : l'État n'était pas au capital d'Alstom avant que ne soit annoncée l'opération de General Electric (GE). Toutes ces entreprises n'ont pas l'État à leur capital, et pourtant, ce sont des objets de politique industrielle potentiels. Il n'y a pas de corrélation entre l'intérêt stratégique d'une entreprise, la nécessité éventuelle de la protéger, et la présence ou non de l'État au capital.

En revanche, pour de multiples raisons, il est très compliqué pour l'État d'être à la fois la puissance publique et un actionnaire. L'objectif d'un actionnaire est normalement de tirer profit du capital que l'on a investi dans une entreprise : tout le droit des sociétés repose sur ce principe. Il y a donc une espèce de hiatus permanent au coeur de l'action de l'État entre ses obligations en tant qu'actionnaire, reconnues par le droit, et toutes ses autres missions et objectifs. Toute la littérature sur l'État actionnaire, depuis des décennies – il est même possible de remonter au rapport Nora de 1967, je l'ai relu avec beaucoup d'intérêt lorsque j'étais à la tête de l'APE, car il est encore totalement d'actualité – prouve que nous ne savons pas résoudre correctement ce hiatus.

Ce hiatus est encore plus fort quand la participation de l'État est directe. Quand elle passe par l'intermédiaire d'une plateforme ou d'une entité qui a sa propre gouvernance et maintient une distance par rapport à l'État, comme c'est le cas de la Caisse des dépôts ou de Bpifrance, entité régulée disposant de sa gouvernance propre, sous la surveillance du régulateur, cela permet de concilier un certain objectif politique – on le constate d'ailleurs dans la plupart des fonds souverains sur la planète –, et les exigences du statut d'actionnaire. Avec l'État en prise directe, c'est toujours beaucoup plus compliqué, car la logique du droit des sociétés se heurte à la logique hiérarchique.

Prenons l'exemple de la maîtrise de l'information privilégiée. Un administrateur de société publique, soumis à sa hiérarchie, est tenu de rapporter les informations dont il a connaissance : il va donc lâcher ces informations dans un système qu'il ne maîtrise plus. Or l'État a de multiples facettes, entre les services, les cabinets, les ministères, le Premier ministre, la présidence de la République. La dispersion extrêmement large de ces informations met les administrateurs en situation de risque, y compris personnel, au regard des règles sur l'information privilégiée qui ont d'ailleurs été récemment considérablement renforcées par la législation européenne. Cet exemple, parmi de nombreux autres, montre combien il est difficile de faire coexister l'univers de l'État et celui de l'actionnariat.

Pour l'État, il existe bien d'autres manières que l'actionnariat d'influer sur la politique industrielle, de soutenir ou de contrôler les entreprises. Du reste, il ne faut pas surestimer le pouvoir d'un actionnaire détenant 15 % d'une entreprise, avec deux ou trois administrateurs sur douze au sein du conseil d'administration : il aura accès à l'information, mais pas le pouvoir.

Nous entretenons une illusion sur ce point dans notre pays. Notre terminologie le montre : lorsque l'on prétend « nationaliser » une société parce que l'État prend 20 % de son capital, c'est juridiquement erroné car pour nationaliser, il faut dépasser 50 % du capital. Et on laisse entendre au public que l'on a pris le contrôle, mais ce n'est pas le cas ; 20 % ou 15 % du capital ne donnent pas le contrôle. Tout dépendra de la structure actionnariale, il est vrai que détenir 35 % du capital d'une société quand le reste est flottant donc dispersé entre de nombreux actionnaires qui vont et viennent permet d'avoir le pouvoir ; mais pas si un autre actionnaire en a 60 %. Et il existe toute une gradation de situations. Sur ces sujets, nous manquons de maturité et de compréhension de la mécanique réelle d'exercice du pouvoir dans les entreprises. Nous avons d'ailleurs beaucoup de mal à faire la différence entre le pouvoir de l'actionnaire, qui s'exprime en assemblée générale, sur un nombre de points importants, mais limités, et le pouvoir d'un administrateur dans un conseil.

Dans l'ordonnance de 2014, qui a fait évoluer le droit de l'État actionnaire, on trouve une autre expression très forte de ce hiatus. Un administrateur au sein d'un conseil n'est censé n'avoir qu'une préoccupation en tête : l'intérêt social de l'entreprise dont il est administrateur. Le représentant de l'État, au titre d'un ministère dit de tutelle, est dans une situation extrêmement compliquée. Est-il là pour défendre l'intérêt social de l'entreprise, ou siège-t-il au sein du conseil d'administration pour tordre le bras de l'entreprise et obtenir un objectif de politique publique ? C'est extrêmement compliqué, et c'est la raison pour laquelle l'ordonnance de 2014 a cherché à clarifier cette distinction : les administrateurs doivent porter l'intérêt social de l'entreprise, ce qui n'interdit ni les divergences, ni les nuances, ni de provoquer des débats au sein du conseil d'administration ; mais un administrateur n'est pas là pour être le porteur de la politique publique dans le secteur considéré. Nous avons donc repris la distinction qui existait déjà en pratique, mais qui n'avait pas été systématisée : ce sont les commissaires du Gouvernement, présents lors des conseils d'administration mais n'ayant pas le statut d'administrateurs, qui doivent porter la voix du Gouvernement sur certains sujets ; les administrateurs, eux, s'en tiennent à leur position d'administrateurs. Si l'on se place dans le cerveau d'un être humain représentant l'État autour de la table d'un conseil d'administration, c'est situation assez compliquée à vivre.

La puissance publique dispose de moyens beaucoup plus simples d'influer sur la stratégie des entreprises. Pratiquement aucune entreprise stratégique américaine n'a l'État à son capital. Faut-il en conclure que les États-Unis ne savent pas défendre leurs intérêts stratégiques ou leur politique industrielle ? C'est exactement l'inverse. Et c'est aussi le cas d'autres grandes puissances industrielles : en Allemagne, l'État fédéral n'entre au capital des entreprises publiques qu'avec énormément de précautions, même si beaucoup d'institutions de moindre rang le font. Il a d'ailleurs été assez difficile de convaincre l'État fédéral allemand d'entrer au capital d'Airbus au moment où Daimler en est sorti ; il était beaucoup plus naturel pour le gouvernement allemand de considérer que Daimler portait les intérêts allemands au sein d'Airbus, et il ne lui paraissait pas nécessaire d'en être directement actionnaire. D'ailleurs, l'État allemand n'est pas actionnaire direct, mais par l'intermédiaire de sa caisse des dépôts, la Kreditanstalt für Wiederaufbau (KfW). Troisième exemple, le Japon, notoirement connu pour avoir une stratégie et une politique industrielle : le gouvernement japonais n'a pas de participation dans les entreprises. Ces comparaisons internationales montrent que de nombreux outils autres que l'actionnariat direct peuvent être utilisés pour déployer une politique industrielle.

Il existe quelques exceptions. Mais elles relèvent moins de la politique industrielle que du service public ou du bien public. Le cas des chemins de fer est emblématique ; quand 60 % ou 70 % du financement d'une activité sont assurés par la puissance publique, quand son objet est un service public, quand les autorités politiques sont fortement légitimes pour intervenir dans sa gestion, la privatisation n'a aucun sens. Je sais que cette position n'est pas partagée par tous, mais c'est le cas typique dans lequel la détention publique est nécessaire, mais une détention publique assumée, à 100 %.

Cela soulève la question des outils dont doivent se doter les entités politiques et administratives pour assurer leurs fonctions – je ne sais pas s'il faut parler de tutelle ou d'actionnariat, la SNCF n'a pas d'actionnaires, puisque c'est un établissement public industriel et commercial (EPIC). Quels pourraient-ils être ? Un élément relève plus de la culture, et je pense qu'Arnaud Montebourg l'a évoqué devant vous : c'est l'état d'esprit entre le public et le privé. J'exerce ma profession dans de nombreux pays et de nombreux cadres institutionnels et culturels différents, et la France m'apparaît comme l'un de ceux où il est le plus difficile de construire une forme d'alliance – qui ne dit pas son nom, qui n'est pas officielle, mais qui se pratique – entre l'univers des actionnaires privés et l'État : il existe en France une réelle division entre le monde du privé et celui du public. Dans beaucoup de cultures et d'environnements, c'est un continuum ; chez nous, c'est séparé. Et dans la pratique, je constate que ces deux mondes ne se comprennent et ne se connaissent pas toujours très bien dans leurs ressorts, dans leur fonctionnement, dans leur logique. Nous avons du mal à faire des alliances de fait entre le capital national détenu par des actionnaires français et le Gouvernement français pour aller au secours d'une entreprise nationale.

Peut-être vous souvenez-vous du sauvetage de la Sabena : il a été fait par un groupe d'actionnaires belges. Pour Alitalia, lors de l'un des multiples épisodes de cette affaire, le gouvernement italien a fait appel à sa caisse des dépôts, mais aussi à un ensemble d'actionnaires privés tels que la famille Benetton, pour entrer au capital d'Alitalia. C'est une attitude que l'on observe rarement en France, et qui ne se théorise pas, qui ne s'incarne pas dans une législation : c'est une pratique. En France, face à une situation difficile, on ne fait pas équipe commune France : on en appelle rapidement, et assez systématiquement à l'intervention de l'État. Ce point ne relève pas de l'outil de droit, mais je pense qu'il est important que votre commission l'ait en tête. Et c'est lié, un peu paradoxalement, à l'omniprésence de l'État dans les entreprises. C'est une sorte de cercle vicieux : puisque nous n'avons pas confiance dans les acteurs privés, nous y allons nous-mêmes, mais cela nourrit la méfiance des actionnaires privés.

Deux outils me paraissent très importants pour l'action publique. Tout d'abord, le financement de la recherche et développement (R&D), de l'innovation et des grands programmes. Les États-Unis sont à cet égard un modèle d'injection de capital public dans les entreprises ; en assumant parfaitement que ce capital soit utilisé pour faire croître des entreprises, et accessoirement enrichir des capitalistes privés. Pensez à SpaceX, et à la manière dont cette entreprise a été nourrie de commandes publiques. Pensez à l'internet et aux GAFA : toute l'économie de l'internet est née d'un programme militaire américain. Cette injection d'argent public au service d'une stratégie de développement industriel et de puissance économique ne passe pas par des instruments extrêmement visibles. Des débats existent sur l'opportunité de créer une DARPA européenne (Defense Advanced Research Projects Agency) : c'est un peu une réponse de ce type.

Plus classiquement, il y a les marchés publics. L'intitulé de votre commission d'enquête fait référence à trois entreprises dont Alstom. À mon avis, la commande publique est plus à même de soutenir la partie « Transport » que la branche « Énergie » d'Alstom. Elle pose toutefois un problème : son séquencement dans le temps. Dans l'énergie comme dans les travaux publics, les programmes d'équipement sont massifs mais ils ont tendance à se tarir soudainement : les entreprises travaillent sur trois grands projets d'un coup, puis elles ne voient plus rien venir pendant quatre, cinq, six, sept, dix ans. L'État n'aide pas ainsi ses entreprises nationales même s'il en a l'impression au moment où il lance un grand programme. Il se pose ensuite un problème de gestion des cycles et de pérennité, notamment dans le secteur nucléaire où le programme français a été très concentré dans le temps.

Qu'en est-il de la commande publique ferroviaire ? Peut-elle être un instrument de soutien des entreprises nationales ? Oui, évidemment. Est-ce que nous l'utilisons ? Oui, certainement. Mais l'utilisons-nous de la meilleure manière possible ? Je ne sais pas. Le président d'Alstom vous a peut-être parlé d'une question qui se pose actuellement, celle des péages ferroviaires, qui dissuadent l'usage intensif du réseau. Sont-ils finalement un instrument correctement utilisé au service de la politique industrielle ?

Cette question m'amène à un deuxième point concernant les outils. En France, nous avons érigé une séparation entre le ministère de l'industrie, en charge des intérêts industriels, et les ministères sectoriels. Le cas des péages en est un bon exemple. Le ministère des transports a une vision assez peu industrielle des transports. Quant au ministère de l'industrie, il n'a pas une très bonne compréhension du fonctionnement des transports. Un jour, j'ai fait remarquer à Pascal Faure qu'il y avait beaucoup plus de cols bleus, d'ouvriers ferroviaires dans le groupe SNCF qu'il n'y en aurait jamais chez Alstom. Il a ouvert de grands yeux : ce genre de constat n'était pas dans son champ d'intervention et je ne lui en fais pas le reproche : c'est normal, c'est ainsi qu'est organisée l'administration.

Nous portons une attention très forte aux emplois industriels qui pourraient être touchés chez Alstom. Or je crois pouvoir dire dans cette salle que le nombre d'emplois industriels qui peuvent être supprimés à l'intérieur des ateliers du matériel de la SNCF suscite une grande indifférence : tout le monde trouve logique que le groupe SNCF fasse des efforts de productivité. À qualifications professionnelles et travail identiques, la personne qui fait de la maintenance ou de l'entretien d'essieux sous un train ne sera pas perçue de la même manière dans notre politique industrielle selon qu'elle travaille pour la SNCF ou Alstom.

Certains secteurs – comme celui de la santé – sont traités très différemment dans d'autres pays : les ministères, que je qualifierais de tutélaires, prennent en compte les intérêts industriels autant que l'objet principal de leur institution. En France, les deux centres d'intérêt sont vraiment séparés. Quand vous écoutez les professionnels de la santé, ce que j'ai fait récemment pour l'Institut Montaigne qui mène une réflexion sur la politique de santé, vous vous rendez compte que cette séparation est une caractéristique de la France. Ceux qui sont en charge de la politique sectorielle n'intègrent pas l'impact sur l'industrie nationale et sur la stratégie industrielle du pays dans leur raisonnement. C'est un vrai sujet qui mériterait d'être creusé.

Je ne peux vous citer qu'un contre-exemple : la Délégation générale à l'armement (DGA), dans le secteur de la défense. La DGA est une entité ministérielle sectorielle qui possède une vraie compréhension de la logique des entreprises et de leurs propriétaires. Je peux en témoigner. Cette préoccupation permanente est logique puisque l'indépendance nationale est en jeu. Elle développe cette connaissance, mais à bas bruit, d'une manière peu spectaculaire. Si nous étions capables de reproduire ce type de fonctionnement dans d'autres départements ministériels qui suivent des activités de manière sectorielle, nous pourrions faire de la politique industrielle à bas bruit en étant sans doute plus efficaces qu'en entrant de manière opportuniste au capital de tel ou tel groupe.

Et n'oublions pas la macroéconomie : quand un pays va bien sur ce plan, il lui est plus facile de soutenir et de protéger ses entreprises.

Autre sujet : l'épargne et le capital. Notre régime de protection sociale par répartition induit une conséquence mécanique : nous n'avons pas les immenses ressources que collectent les fonds de pension américains ou britanniques et qui sont investies pour partie en actions. Si cela ne signifie pas que nous devons changer de système, il nous faut néanmoins avoir conscience de cet effet. Ce n'est pas un hasard si les plus grands fonds de private equities, ceux qui investissent dans des sociétés non cotées, se trouvent principalement aux États-Unis et en Grande-Bretagne et non pas en France.

Il ne faut pas non plus nier le facteur culturel. Les législations ne peuvent pas changer totalement l'état d'esprit de nos concitoyens : quand il s'agit de placer leur épargne, les Français ont tendance à préférer l'immobilier et les produits sans risque aux actions. Cette tendance est plus nette en France qu'ailleurs. Quand l'État recherche un investisseur de nationalité française pour prendre une participation dans une entreprise jugée stratégique, il se heurte donc à des difficultés. Le gouvernement américain, lui, n'a même pas besoin de chercher : il se borne à constater que Carlyle, KKR et consorts, c'est-à-dire des fonds américains gérés par des Américains, investissent dans la société en question. Ces structures financières font partie de l'ancrage national. Pour notre part, nous ne disposons que marginalement de ce type d'instruments. D'où la création de Bpifrance. Nous avons en France une activité qui n'est pas complètement négligeable, mais nous n'avons pas la puissance de feu de certains autres pays.

Quels autres instruments peuvent être utilisés comme alternative à l'entrée au capital qui, je le répète, ne me paraît pas être le moyen le plus efficace ? Ce sont évidemment les outils juridiques. Le décret Montebourg, dont la rédaction a été provoquée par l'annonce du rachat de l'activité énergie d'Alstom par General Electric, en est un exemple. À mon avis, votre commission doit se poser la question du niveau d'intervention.

Le Comité pour l'investissement étranger aux États-Unis (Committee on Foreign Investment in the United States — CFIUS) est un instrument d'une grande puissance, placé entre les mains du président des États-Unis. Il est impossible de savoir à l'avance l'usage qui en sera fait. Quand vous faites une transaction avec les États-Unis, vous êtes obligé de prendre un bataillon d'avocats qui vont échanger avec les autorités publiques de manière informelle, pour essayer de mesurer la sensibilité politique du dossier et de faire en sorte que l'affaire se passe bien, quitte à faire certaines concessions. Le processus ressemble un peu à la procédure antitrust de Bruxelles.

Pour un groupe étranger désireux d'entrer au capital d'une société américaine proche de la défense nationale, la concession classique sera de renoncer à exercer un quelconque pouvoir au sein du conseil d'administration. Celui-ci sera un proxy board, c'est-à-dire qu'il sera peuplé de gens – parfois d'anciens généraux – qui seront en liaison avec les autorités politiques et qui assureront la gouvernance de cette « boîte noire ». Une telle exigence peut faire capoter une opération : quand vous achetez une entreprise, ce n'est pas nécessairement pour ne rien y voir. Quoi qu'il en soit, il y a une négociation.

Est-il pertinent qu'un outil de ce type soit maîtrisé à l'échelle de la France ? Ne serait-il pas plus pertinent de l'envisager à l'échelle de l'Europe, dans la mesure où la construction européenne avait pour objectif de constituer un bloc de puissance économique capable de faire pendant aux États-Unis et maintenant à la Chine ? N'est-il pas plus pertinent de mesurer l'intérêt stratégique d'une entreprise dans un cadre européen ? Si vous ne répondez pas par l'affirmative, vous risquez de mener le combat des Horaces contre les Curiaces : vous allez vous retrouver à juger la prise de contrôle d'un groupe français par un groupe italien de la même manière que celle d'un groupe européen par un groupe chinois.

Replaçons-nous dans la compétition mondiale. Si nous croyons que l'Europe doit faire masse pour être économiquement plus puissante sur un marché plus vaste et pour être capable de déployer une industrie européenne dans un cadre de valeurs assez sensiblement différent de celui qui existe aux États-Unis ou en Chine, ce n'est peut-être pas une bonne idée de nous battre entre Européens. Il y a pourtant de gros débats dans tous les pays européens – et pas seulement en France – quand une entreprise nationale risque de passer sous le contrôle d'un groupe issu d'un autre pays de l'Union européenne. En Espagne, deux groupes sont actuellement en compétition pour le rachat du concessionnaire autoroutier Abertis, et on sent bien que le pays préférerait que ce soit l'acheteur espagnol qui l'emporte plutôt que l'acheteur italien.

Aux États-Unis, quand un groupe du New Hampshire rachète une entreprise du Texas, il n'y a pas de mécanismes de ce type. Le périmètre d'examen des opérations est beaucoup plus large. Il n'y a pas de risque de voir les autorités européennes considérer qu'une mesure protectionniste vise à discriminer entre États européens. Cependant, aux yeux de la Commission européenne et des Européens, dans certaines circonstances, il devrait être totalement légitime de se protéger face aux autres puissances extérieures à l'Europe. Même si nous avons déjà des mécanismes de protection en France, il me semble qu'un CFIUS renforcé aurait toute sa place au niveau européen, quand bien même on y trouve des philosophies assez différentes. Je ne sais pas si cela relève du consensus ou de la majorité qualifiée, mais il sera sans doute difficile d'obtenir un accord ; reste que c'est à ce niveau que ce type d'instruments devrait se déployer.

Quand les instruments juridiques existent, encore faut-il savoir les utiliser. Et il ne faut jamais l'oublier qu'un État, en lui-même, a de la puissance même quand il n'utilise pas d'instruments juridiques. Toutefois, il n'a pas une puissance absolue : dans un État de droit, on ne peut pas faire n'importe quoi. Néanmoins, si une entreprise a de gros intérêts dans notre pays – un marché, des sites, une dépendance à certains programmes publics –, elle écoute les autorités françaises. La commande publique n'est pas le seul moyen pour un État d'avoir de l'influence, je le répète. Quand votre principal marché est la France, vous écoutez les autorités françaises même si ce n'est pas elles qui achètent vos produits.

Dans ces matières, la pratique et l'échange ont beaucoup d'importance. C'est pourquoi il faudrait réfléchir à la manière dont l'État pourrait mieux s'entourer de compétences non pas techniques mais nées de l'accumulation d'expériences en un même lieu. L'une des caractéristiques du système public est de faire tourner très vite son personnel. Conséquence de cette règle de gestion, il est très rare qu'une personne reste plus de deux ou trois ans à un même poste. Une personne qui tourne aussi souvent ne peut pas acquérir la connaissance d'une entreprise et d'un secteur industriel, la capacité à dialoguer en confiance avec l'écosystème qui les entourent. Si j'avais la bonne réponse à cette question qui me préoccupe, je vous ferais des suggestions ; reste que dans un monde de plus en plus complexe, où il est de plus en plus difficile de maîtriser la rapidité des évolutions, il est nécessaire d'avoir un peu de stabilité dans le système.

Cela étant, ne vous méprenez pas sur mes propos : l'État n'aura jamais les moyens de se passer d'experts. Un cabinet de consultants en stratégie aura toujours beaucoup plus d'interactions avec ce qui se passe sur la planète qu'une administration nationale. Si elle doit progresser en expérience et en compétence, l'administration nationale doit aussi avoir conscience qu'elle est un peu myope parce qu'elle n'est que franco-française et qu'elle n'a pas les opportunités d'interaction avec le reste de l'environnement. Si l'on veut mener une politique industrielle, il ne faut pas se croire revenu au temps du Roi Soleil et se dire que l'État peut tout maîtriser. Il faut avoir la modestie de reconnaître qu'il faut s'appuyer sur une multitude de sources d'information : experts professionnels, universitaires, réseaux divers et variés, think tanks. L'État ne peut pas maîtriser tous les paramètres avec ses seules ressources internes.

Vous m'avez interrogé sur Areva et EDF, deux exemples similaires en ce sens que la participation de l'État était sensiblement au même niveau dans le capital des deux entreprises. Les difficultés rencontrées dans les deux cas pourraient être les mêmes dans des structures encore plus publiques ou perçues comme telle – je vous ai précédemment cité les chemins de fer. Il faut savoir ce que l'on veut : si l'on constitue une entité sous forme d'entreprise, c'est que l'on veut qu'elle soit autonome dans sa gestion et dans son fonctionnement.

Tout actionnaire, qu'il soit public ou privé, rencontre les mêmes difficultés. Quand on est actionnaire ou administrateur, on n'est pas aux commandes opérationnelles. En fait, c'est assez difficile à comprendre. Que faites-vous lorsque vous êtes actionnaire et administrateur ? Vous essayez d'abord de nommer les bons dirigeants. Vous essayez ensuite de les « surveiller » de manière assez informelle et sans méfiance. Vous voulez vous assurer qu'ils ne sont pas aveugles face aux difficultés stratégiques qui vont se produire. Vous essayez de les guider. Vous essayez d'être un sounding board, un instrument de dialogue avec eux. Quand les choses partent dans le mauvais sens, il est de votre responsabilité de changer la direction ; quand tout se passe bien, vous devez vous assurer que la direction a pensé à sa succession pour que l'entreprise ne soit pas en difficulté si, par malheur, un dirigeant disparaissait. C'est peu de chose et, en même temps, c'est extrêmement important.

Mais tout cela, l'État sait-il bien le faire ? Je pense qu'il a, pour des tas de raisons, plus de difficultés encore qu'un actionnaire normal à surveiller le fonctionnement d'une entreprise. À cet égard, le changement d'une équipe de direction est tout à fait symptomatique. Le changement du dirigeant d'une entreprise lambda fait rarement la une des journaux. L'État peut prendre la décision de changer un dirigeant parce qu'il a des inquiétudes sur l'orientation, les performances ou la stratégie de l'entreprise ou sur la façon dont l'équipe de direction fonctionne. Ces informations sur le fonctionnement de l'équipe de direction n'émergent pas en conseil d'administration, mais les représentants de l'État peuvent les obtenir par d'autres sources, parce qu'ils ouvrent leurs oreilles et savent ce qui se passe dans l'entreprise. Mais quelles qu'en soient les raisons, un changement de direction décidé par l'État actionnaire donnera toujours lieu à interprétation politique : il ne faut pas oublier que toutes les décisions de l'État sont décodées au travers de prismes qui n'ont pas tous à voir avec l'intérêt de l'actionnaire. C'est un handicap qui explique en partie le tempo de l'État et qui, dans une certaine mesure, l'empêche d'agir.

En ce qui concerne Areva et EDF, la plupart des difficultés résultent de conditions de marché – Fukushima, accidents industriels sur certains contrats – qui pourraient tout aussi bien affecter des entreprises dont l'État n'est pas actionnaire. L'État aurait-il pu réagir un peu plus vite ? Il est difficile de juger après coup. Quoi qu'il en soit, ces deux exemples montrent toute la complexité du fonctionnement de l'État actionnaire.

S'agissant d'Alstom, vous m'avez demandé le nom des conseils qui sont intervenus dans ce dossier. Rappelons que cette affaire est tombée un vendredi soir, comme un coup de tonnerre, après la publication d'une dépêche de Bloomberg. L'État a soudainement pris conscience qu'il se passait quelque chose. À ma connaissance, la nouvelle a aussi surpris les administrateurs d'Alstom, en tout cas une grande partie d'entre eux. Une fois la nouvelle tombée, le ministre de l'économie nous a demandé de constituer un groupe d'experts, de personnes compétentes, pour essayer de réagir. Nous n'avions aucun pouvoir à l'intérieur d'Alstom : l'État ne disposait d'aucune golden share dans cette entreprise purement privée. L'entreprise avait pourtant une dimension politique très forte car elle avait beaucoup d'interactions avec le Gouvernement, mais elle n'entrait pas dans le champ de l'Agence des participations de l'État (APE).

On m'a demandé de prendre la responsabilité de constituer cette équipe qui allait jouer le rôle d'une sorte de banque d'affaires interne à l'État dans un dossier que nous ne maîtrisions pas. Nous nous sommes tout d'abord rapprochés de Bpifrance qui possède une équipe d'experts et une pratique de marché infiniment plus nourrie que celles de l'APE.

Autre aspect non négligeable : Bpifrance est capable de recruter des conseils du jour au lendemain, d'une manière beaucoup plus simple que ne peut le faire l'État, qui est tenu de passer un marché public ; et quand le marché public est conclu, l'opération est déjà terminée… Certes, l'État peut invoquer le secret ou l'urgence pour se dispenser de cette procédure. En l'occurrence, le motif de secret ne pouvait pas s'appliquer puisque l'opération avait été rendue publique ; quant au motif d'urgence, il est regardé de manière extrêmement restrictive par les juristes de l'administration. La Cour des comptes met une telle pression sur l'APE dans ce domaine que l'on en vient parfois – j'ai connaissance d'un ou deux cas – à renoncer à se doter d'un conseil. Entre deux maux, il faut choisir le moindre : plutôt que de se faire épingler par la Cour des comptes, on se contente de ses ressources propres. Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure chose pour la défense des intérêts de l'État. On ne peut pas non plus passer une sorte d'appel d'offres ex ante, comme j'avais essayé de le faire quand j'étais à l'APE, en demandant à des conseils de présenter leurs « prix catalogue » pour pouvoir, en cas de besoin, recourir à leurs services en urgence. Je ne suis pas juriste des marchés publics, mais il semble que ce soit assez compliqué d'utiliser ce genre de formule.

Bpifrance nous a donc permis de nous doter de conseils immédiatement. Nous avons pris la Compagnie Financière du Lion, une « boutique » parisienne spécialisée dans les fusions et acquisitions ; Citibank, une grande banque universelle américaine ; le cabinet Cleary Gottlieb ; le cabinet Roland Berger ; enfin, dix-huit mois auparavant, nous avions pris A.T. Kearney, à un moment où nous essayions de réfléchir à froid à l'avenir d'Alstom, compte tenu de l'évolution du marché de l'énergie. Voilà les conseils dont j'ai le souvenir. Comme je suis sous serment, je ne vais pas vous assurer que la liste est exhaustive ; c'étaient en tout cas les conseils qui étaient dans l'équipe centrale qui, plusieurs fois par semaine, faisait le point avec le cabinet du ministre sur la tactique à suivre et les actions à mener.

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