Intervention de David Azéma

Réunion du jeudi 8 février 2018 à 11h00
Commission d'enquête chargée d'examiner les décisions de l'État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d'entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d'alstom, d'alcatel et de stx, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé

David Azéma, ancien directeur général de l'Agence des participations de l'État :

En réponse à votre première question, je crois qu'il faut bien distinguer le soutien et le fait d'être actionnaire. BAE, une entreprise privée britannique, est massivement soutenue par le gouvernement de son pays. Quand celui-ci passe une commande de navires ou de sous-marins nucléaires, ce n'est pas auprès de Naval Group qu'il le fait, mais de son entreprise nationale. Certaines formes de soutien ne passent pas nécessairement par l'actionnariat. Vous avez remarqué que les dirigeants chinois ne font jamais de grandes déclarations sur l'actionnariat public et ne revendiquent pas la nécessité d'être au capital d'entreprises, mais qu'ils sont partout, y compris dans les entreprises à 100 % privées. Le cadre est complètement différent de ce que nous connaissons en Europe : le parti communiste chinois, au pouvoir, a su mêler admirablement l'adoption des canons du capitalisme et une maîtrise politique extrêmement forte. On n'imaginerait pas en France qu'un dirigeant d'une entreprise à 100 % privée qui aurait déplu puisse disparaître ou se retrouver incarcéré du jour au lendemain !

La question du soutien financier est aussi celle de la puissance financière de l'État. Avons-nous les moyens d'apporter à nos entreprises nationales autant de soutiens que la Chine dans un certain nombre de domaines ? Dans le secteur ferroviaire, par exemple, il n'y a pas de miracle chinois : le ferroviaire n'est pas une activité rentable. On peut construire autant de lignes nouvelles que l'on veut, elles ne sont jamais payées par les utilisateurs, même au Japon. Le géant chinois de la construction ferroviaire a ainsi été financé sur fonds publics. À la différence de ce que pratiquent les gouvernements français depuis cinquante ans, les autorités chinoises ont payé les lignes au lieu de faire semblant de les faire payer par l'opérateur. Le soutien financier est lié aux moyens dont on dispose : il y a sans doute moins de contraintes budgétaires en Chine, où la situation des finances publiques n'a rien à voir avec la nôtre. On ne peut pas comparer la situation chinoise et celle de l'Union européenne. Il y a aussi la question des contraintes juridiques pour les financements à l'exportation. Nous nous sommes imposé des règles plus contraignantes que celles appliquées par le gouvernement chinois ou par celui du Japon.

Quelles réponses peut-on apporter ? En allant se battre sur le terrain de la réciprocité et sur celui de la concurrence déloyale, on a sans doute un moyen de contrer ce que l'on ne peut pas imiter : je ne pense pas que nous puissions reproduire le degré de soutien que les Chinois apportent à certaines filières nationales. Puisque nous ne pouvons pas lutter sur ce terrain-là, pouvons-nous le faire sur celui de la protection, qui relève normalement de la compétence européenne, de la réciprocité et de la concurrence déloyale ? On l'a fait dans des secteurs dont je ne suis pas spécialiste, comme la sidérurgie, où un certain nombre de réactions ont eu lieu. Nous sommes dans un combat géopolitique et économique mondial pour lequel on doit se doter d'armes.

Qu'est-ce qu'une entreprise « stratégique » au niveau européen ? Je crois qu'il n'existe pas de réponse à cette question. Je me suis beaucoup interrogé, quand j'étais à l'APE, sur ce qui est véritablement « stratégique », et j'ai eu des échanges avec mes collègues de la direction générale des entreprises : il est très difficile de donner une définition. D'ailleurs, ce qui est stratégique aujourd'hui peut ne plus l'être du tout demain. Il en résulte un effet d'hystérésis très fort au sein de l'État : on a beaucoup de mal à admettre que ce qui était stratégique il y a cinquante ans ne l'est plus aujourd'hui et à réorienter les crédits en conséquence. Il faut être aussi pragmatique que les Américains : je ne crois pas qu'ils aient adopté une définition de ce qui est stratégique. C'est le CFIUS qui décide : est « stratégique » ce qu'il a décidé de qualifier comme tel.

On arrive alors à la question suivante : comment aboutir à une gouvernance européenne qui permettrait une forme de dialogue entre États et une prise de décision ? On en viendrait à considérer, par exemple, que le rachat de telle entreprise allemande de robots par un investisseur chinois constitue un problème collectif au plan européen, ici et maintenant – car ce ne sera peut-être plus le cas dans six ans. Peut-on avoir la maturité de juger que notre intérêt en tant que Français est qu'une entreprise à la pointe de la robotique existe en Europe même si ce n'est pas dans notre pays ? Les Allemands sont-ils capables de tenir le même raisonnement au sujet d'une entreprise de défense ou de télécommunications française ? Je crains fort que nous n'ayons pas d'autre choix que d'y arriver. Sinon, on nourrit le soupçon entre Européens et l'on s'affaiblit. C'est le combat des Horaces et des Curiaces.

Quels seraient les outils ? J'ai tendance à penser qu'il faut beaucoup de pragmatisme et de souplesse. Avec notre culture très cartésienne, nous aimons pouvoir motiver, expliquer et justifier. Quand on interagit avec les Américains, on voit bien en revanche qu'ils ne s'embarrassent pas toujours de telles considérations. Un executive order du Président des États-Unis qui interdit ceci ou cela peut être contesté en justice, mais il ne cherche pas à se raccrocher à une définition prédéterminée de ce qui est stratégique ou non – c'est très difficile, car le monde change tellement vite.

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