Intervention de Bérengère Poletti

Réunion du mercredi 7 février 2018 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBérengère Poletti, rapporteure :

Madame la Présidente, mes chers collègues, ce protocole, adopté par le Comité des ministres du Conseil de l'Europe le 10 juillet 2013, s'inscrit dans une réflexion globale sur l'avenir du système de la cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dont l'un des principaux défis est celui de son engorgement. Le nombre de requêtes devant la CEDH est passé de 5 000 en 1989 à 26 000 en 2000, pour atteindre environ 150 000 recours au début des années 2010. On dénombre actuellement environ 65 000 requêtes pendantes devant la Cour contre environ 90 000 en juin 2017, mais le flux est loin de se juguler.

Le Protocole 16 institue la possibilité pour les juridictions suprêmes nationales de saisir la CEDH à titre consultatif. Il s'agit de faciliter l'application de la jurisprudence de la CEDH au niveau national et de résoudre en amont les difficultés d'interprétation de la convention. À terme, l'objectif est aussi de réduire le nombre de requêtes portées devant la CEDH.

Ce protocole est conçu pour fonctionner de la manière la plus souple possible : son entrée en vigueur n'exige pas la ratification de l'ensemble des Parties à la Convention ; les Parties au protocole peuvent choisir quelles juridictions internes sont habilitées à demander un avis ; ces dernières sont libres de formuler une demande d'avis ; la Cour est libre de décider quelles demandes accepter et ses avis ne sont pas contraignants pour les juridictions qui les sollicitent.

Ce protocole a été activement soutenu par notre pays dans un contexte d'interaction jugée beaucoup plus harmonieuse entre la cour et l'ordre national. Après des débuts marqués par des tensions, voire des conflits entre la Cour de Strasbourg et les juridictions nationales, les représentants du Conseil d'État et de la Cour de cassation, que j'ai auditionnés, ont estimé que ces tensions ont été surmontées. Nous avons adapté nos procédures en droit interne. Nos juridictions s'approprient de plus en plus les standards de la Cour. De son côté, la CEDH comprend mieux et prend mieux en compte les particularités et contraintes nationales. Aujourd'hui le climat et le dialogue sont jugés pleinement satisfaisants, voire excellents. De fait aujourd'hui la France représente un très faible pourcentage (environ 1,6 %) du contentieux de la CEDH. Le nombre de condamnations contre la France a nettement diminué. Depuis plusieurs années, le nombre annuel d'arrêts rendus concernant la France est stable : autour d'une vingtaine dont la moitié de constats de violation. Il est vrai néanmoins que certaines jurisprudences font débat.

Si le protocole est activement soutenu par notre pays, je note qu'il recueille une adhésion limitée parmi les autres membres du Conseil de l'Europe. À ce jour, seuls 18 États membres du Conseil de l'Europe l'ont signé et il n'a été ratifié que par 8 d'entre eux, des petits pays (Albanie, Arménie, Estonie, Finlande, Géorgie, Lituanie, Saint-Marin, Slovénie). Deux autres États (l'Italie et les Pays-Bas) ayant annoncé avoir enclenché la procédure de ratification, les dix ratifications requises pour permettre l'entrée en vigueur devraient donc être rapidement atteintes.

Si d'autres juridictions, en particulier les juridictions allemandes, ne sont apparemment pas intéressées par le mécanisme, je note que nos hautes juridictions nationales l'accueillent avec beaucoup d'enthousiasme. Le système actuel, qui conduit la CEDH, après épuisement des voies de recours internes, à censurer leurs décisions leur semble structurellement porteur de tensions voire de conflits. Elles estiment que le système engendre par ailleurs de l'insécurité juridique et des débats stériles dont une procédure d'avis consultatif permettrait de faire l'économie. Vous trouverez dans mon rapport des exemples de questions sur lesquelles les hautes juridictions estiment qu'elles auraient utilement pu bénéficier d'un avis de la CEDH.

Comme je l'ai indiqué, la procédure d'avis est facultative, contrairement au mécanisme de la question préjudicielle. Il n'y a donc aucune mise sous tutelle de nos juridictions qui apprécieront souverainement la nécessité ou l'opportunité de demander un avis. Le juge national reste le juge ordinaire d'application de la convention et il n'y a pas lieu de craindre, selon la Cour de cassation et le Conseil d'État, un usage excessif de cette procédure.

D'autant que le champ de la saisine pour avis est circonscrit. Un avis ne peut être sollicité que dans le cadre d'un litige pendant. Il n'est donc pas destiné à permettre un examen théorique de la législation. Les demandes d'avis consultatifs ne peuvent porter que sur « des questions de principe relatives à l'interprétation ou à l'application des droits et libertés définis par la convention ou ses protocoles ».

Par ailleurs, l'avis ne pourra être demandé que par la Cour de cassation, le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel. Le protocole laisse aux États le choix de désigner les « plus hautes juridictions » habilitées à saisir la cour. Si le choix de la Cour de cassation et du Conseil d'État n'ont pas fait débat, le Gouvernement s'est interrogé sur la désignation du Conseil constitutionnel et il a par conséquent souhaité s'en remettre à son avis. Le Conseil constitutionnel a donné un avis favorable en rappelant toutefois qu'il ne juge du respect de la convention que dans le cadre du contentieux électoral. Dans le cadre du contrôle de constitutionnalité, le Conseil s'inspire néanmoins de la jurisprudence de la CEDH et n'exclut pas de pouvoir juger utile, le cas échéant, de lui demander un avis.

Enfin, la demande d'avis doit satisfaire certaines conditions procédurales : elle doit en particulier être motivée. La juridiction qui formule la demande peut l'accompagner d'un exposé de son propre avis. La Cour de cassation estime que cet avis pourrait contrevenir au principe du secret du délibéré. Cette position n'est pas partagée par le Conseil d'État qui compte bien éclairer la Cour sur sa propre interprétation. Sur ce point précis, je pense qu'il faut encourager la position du Conseil d'État car l'avis des juridictions nationales peut être un vecteur très intéressant pour influencer l'évolution de la jurisprudence de la CEDH.

La Cour dispose quant à elle d'un pouvoir discrétionnaire pour accepter ou non une demande. Cependant on peut s'attendre à ce que la Cour hésite à refuser une demande qui remplirait les différents critères que je viens d'énoncer. D'autant que la Cour devra motiver ses refus, obligation qui avait d'ailleurs suscité des réserves de sa part.

Enfin je note que les avis ne seront pas contraignants mais qu'il serait contraire au bon sens qu'ils ne soient pas suivis tant par les juridictions nationales que par la CEDH, sauf circonstances très exceptionnelles.

Par ailleurs, la Cour n'est pas tenue par des délais pour rendre ses avis. La question des délais dans lesquelles elle sera en mesure de répondre sera, me semble-t-il, assez déterminante pour le succès de la procédure.

Le Conseil d'État estime que, pour certains contentieux (en matière électorale, économique, sociale notamment), des délais excédant trois à six mois pourraient effectivement avoir un fort effet dissuasif.

D'autant que certains redoutent un engorgement encore plus important de la Cour à court terme, en raison du surcroît de travail occasionné par les avis. Ce risque est cependant limité par plusieurs facteurs à commencer par l'entrée en vigueur progressive du protocole et le nombre limité de ratifications. Il est aussi limité par l'encadrement de la procédure, réservée aux plus hautes juridictions et aux questions de principe. Surtout, on peut espérer que la Cour, favorable à l'entrée en vigueur du protocole et pleinement consciente des enjeux qu'il représente, sera particulièrement diligente dans sa mise en oeuvre.

Enfin, il ne devrait pas y avoir de problème d'articulation entre la procédure d'avis et le mécanisme de la question préjudicielle, dans la mesure où la question préjudicielle est obligatoire et à ce titre, prioritaire.

En conclusion, je vous invite à adopter ce projet de loi. La procédure d'avis consultatif est attendue par nos juridictions nationales qui estiment que cet instrument procédural, cet outil de dialogue, leur fait actuellement défaut. Il s'agit d'un instrument souple, qui me semble utile, et dont la bonne application dépendra largement de l'usage que les juridictions en feront.

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