Il y a 360 000 de nos concitoyens qui sont des travailleurs frontaliers, dont 143 000 vont travailler en Suisse et 70 000 au Luxembourg. C'est dire l'intérêt qu'il y a à développer, à l'échelle locale, les coopérations transfrontalières dans le domaine de la santé. Elles répondent à la fois aux intérêts des patients et à ceux des professionnels de santé et caisses sociales. Elles permettent aux premiers, en allant éventuellement recevoir des soins juste de l'autre côté de la frontière près de laquelle ils vivent, ou près de leur lieu de travail lorsqu'il s'agit de frontaliers qui passent la frontière tous les jours, d'accéder à une offre de soins plus diversifiée, plus proche, plus adaptée. Elles permettent aux seconds d'élargir leur patientèle potentielle, de plus facilement amortir leurs équipements techniques, d'envisager des coopérations et des échanges internationaux enrichissants, d'optimiser l'emploi de leurs ressources financières en mutualisant les moyens.
Dans nos bassins de vie frontaliers, des coopérations locales se sont de fait mises en place entre acteurs de la santé de pays limitrophes. Elles ont parfois été formalisées par des accords locaux. Mais elles continuent à se heurter aux contraintes réglementaires et administratives qui limitent toujours les dispositifs transnationaux.
Afin de clarifier le cadre juridique s'appliquant à ces coopérations transfrontalières locales et d'en faciliter la mise en oeuvre, la France a proposé à ses partenaires limitrophes de passer des accords-cadres de coopération sanitaire transfrontalière. Plusieurs accords de cette nature sont déjà en vigueur depuis les années 2000, avec la Belgique, l'Allemagne et l'Espagne. Des dispositions comparables existent depuis plus longtemps avec Andorre et Monaco.
En 2016, deux accords-cadres de coopération sanitaire transfrontalière ont été signés avec la Suisse et le Luxembourg. Comme ils sont très proches non seulement dans leur objet, mais même dans leur rédaction, le Gouvernement les a réunis dans un même projet de loi, celui que nous examinons aujourd'hui.
Quand j'ai découvert ces deux accords-cadres, j'avais un a priori positif, car, connaissant les difficultés rencontrées par nos concitoyens frontaliers, la démarche consistant à favoriser les coopérations dans le domaine sanitaire me paraît particulièrement utile. En tant que député d'une région frontalière, je suis en effet régulièrement saisi de cas particuliers qui illustrent les avantages que l'on pourrait tirer de ces coopérations.
Cependant, le contenu des deux textes me paraît décevant. Il s'agit très largement de déclarations d'intentions qui promeuvent les coopérations sanitaires transfrontalières locales, mais sans vraiment leur donner un cadre clair, un objectif défini, un agenda, une méthodologie, un cahier des charges. Les accords-cadres renvoient certes à des conventions locales dont ils proposent des contenus potentiels, mais l'énumération de ceux-ci est introduite par l'adverbe « notamment ». C'est donc une liste indicative et non exhaustive, ce qui amène à s'interroger sur son utilité.
Selon l'étude d'impact, des conventions locales prévoyant des dérogations tarifaires sont déjà possibles pour les prises en charge de soins transfrontaliers, mais les accords-cadres en faciliteraient la passation en les dispensant de l'agrément ministériel prévu par le droit commun en vigueur. Les conventions seraient signées au niveau des agences régionales de santé ou des caisses primaires d'assurance maladie. En lisant le texte de l'accord avec le Luxembourg, je doute pourtant de cette analyse, car l'article 6 de cet accord mentionne nommément, s'agissant d'éventuelles dérogations tarifaires par une convention locale, la nécessité d'une autorisation ministérielle. On peut donc penser que rien ne serait changé au droit en vigueur.
Il est intéressant de noter que ces observations sur la portée normative discutable des accords-cadres sont manifestement partagées par les autorités suisses. Le document du Conseil fédéral suisse adressé au Parlement que l'on peut considérer comme l'équivalent helvétique du présent projet de loi (dit « message portant approbation » de l'accord-cadre avec ce pays) indique ainsi que « l'accord-cadre fournit une liste non exhaustive des domaines de coopération potentiels sur lesquels les projets de coopération peuvent porter [et] demeure, sur les aspects matériels, strictement dans le cadre juridique existant et ne permet notamment pas aux autorités cantonales de conclure des conventions qui iraient au-delà du cadre juridique en vigueur au niveau fédéral, ni d'édicter des dispositions supplétives (…) ».
Je m'interroge vraiment sur la portée du vote qui nous est demandé et l'exercice du contrôle démocratique dans le présent cas de figure. Il s'agit de valider des accords-cadres à l'utilité juridique incertaine et à la portée pratique non moins indéfinie.
La négociation des conventions locales qu'ils prévoient serait de plus confiée à des institutions, les agences régionales de santé, qui sont de nature administrative et qui, placées à l'échelon régional, ne sont pas toujours les plus proches des difficultés et des préoccupations véritablement « locales » dans les bassins frontaliers. Il nous est donc demandé de donner un blanc-seing à des autorités administratives, ce sans garantie d'efficacité.
Dans un autre cas de figure, celui de conventions locales passées pour le compte d'organismes de sécurité sociale, leur négociation, s'agissant de celles avec des cantons suisses, relèverait de la seule caisse primaire d'assurance maladie de Haute-Savoie. Un arrangement concernant une catégorie particulière d'assurés sociaux frontaliers de la Suisse devrait donc nécessairement être discuté par cette caisse, quand bien même il concernerait des Francs-Comtois ou des Alsaciens !
Plus généralement, les accords-cadres ne comportent pas de stipulations sur la méthodologie pouvant mener à la passation de conventions locales : comment évalue-t-on les besoins, les situations locales justifiant une telle convention ? Qui doit-on consulter ? Ils sont également sommaires sur le cahier des charges de ces conventions et sur la question de l'évaluation a posteriori, même si un mécanisme de suivi est prévu dans le principe. Il n'y a pas de garantie d'efficacité.
Je rappellerai un précédent. Un accord a été passé en juillet 2016 avec la Suisse visant à régler les problèmes de double affiliation pour l'assurance maladie des frontaliers travaillant dans ce pays. Cependant, nous avons encore aujourd'hui 10 000 contentieux devant le tribunal des affaires de sécurité sociale et plus de 20 000 personnes, en comptant les familles, qui se retrouvent précarisées, certaines étant menacées de saisies, d'autres n'étant même plus affiliées ni remboursées de leurs dépenses de santé. Il est clair que l'application de l'accord en question n'a pas été à la hauteur !
Tout cela m'amène à considérer que le débat sur les deux accords que nous examinons ne peut pas être clos avec la seule discussion en commission de ce jour, mais je ne pense pas non plus que nous devions les rejeter, car leur objectif est tout à fait louable.