Intervention de Aude Danieli

Réunion du jeudi 14 décembre 2017 à 9h40
Commission des affaires économiques

Aude Danieli, sociologue, Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (LATTS), École des Ponts Paristech (ENPC) :

Ma thèse en sociologie porte sur la conception technique et les usages ordinaires des compteurs communicants Linky, ainsi que sur les controverses suscitées par leur réception et leur fonctionnement. Elle s'appuie sur près de 130 entretiens réalisés, avec l'ensemble des parties prenantes de la conception et de la diffusion, ainsi que sur l'étude de deux terrains contrastés d'expérimentation du compteur Linky.

Je proposerai, pour comprendre ces mobilisations, un point de vue sociologique qui offrira, je l'espère, des pistes de réflexion.

Le premier élément est qu'il ne faut pas, dans une affaire de ce type, céder aux explications faciles. Ces mouvements ne sont pas liés à un problème de communication des énergéticiens, ou des pouvoirs publics. Pour mémoire, tout projet technologique ou scientifique suscite, surtout à l'heure du numérique, des appréhensions et des contestations, relatives à l'environnement, à la santé, à la privacy, mais aussi une critique de la marchandisation au détriment des plus vulnérables, autant de préoccupations qui ne sont pas, a priori, illégitimes. Les compteurs communicants n'échappent pas à cette règle sociale, puisque des controverses sont apparues dès leur installation dans les territoires d'expérimentation, en 2010.

Ensuite, il ne faut pas considérer la question de la santé comme l'explication unique de ces mobilisations. Le recours à la santé n'est qu'un régime de justification parmi d'autres. Différentes rationalités, parfois surprenantes, sont en effet venues se cristalliser autour des compteurs communicants.

Pourquoi ces compteurs sont-ils aussi discutés et contestés encore actuellement ? Aujourd'hui, ces mouvements sociaux cristallisent des débats de société beaucoup plus globaux, autour de l'intrusion dans la vie privée, de la marchandisation de l'énergie ou des données personnelles, du risque d'aggravation de la précarité ou de coupures électriques, des coûts financiers à la charge des ménages, et de la protection de l'environnement, ainsi que de la santé humaine. Ceux qui contestent, voire refusent aujourd'hui ces compteurs dans leur commune ou leur domicile, font souvent appel à plusieurs de ces régimes de justification. L'articulation et le renforcement mutuel de ces différents registres font que ces mobilisations se maintiennent, et perdurent dans le temps, voire s'étendent, en enrôlant de nouveaux porte-paroles, comme des collectifs citoyens, des organisations militantes, ou des élus locaux. Ces mobilisations vont, en outre, être régulièrement réactivées, par le biais de la médiatisation de problèmes techniques, ou d'aléas de relations de service, liés à un processus industrialisé. Figurent, par exemple, dans les enquêtes, des personnes ayant développé des pratiques marquées par une sobriété numérique, ou ayant réduit leur consommation énergétique avec des travaux de rénovation dans leur maison. Or, ce mouvement de smartification, et de numérisation de l'énergie, va à l'encontre de leurs convictions, et de leur engagement. Ce sont aussi, parfois, des personnes qui étaient déjà électro-sensibles avant l'arrivée de compteurs, ou qui ont un parcours avec des problèmes de santé.

Il faut savoir que le thème de la santé était assez mineur au début, lors des phases expérimentales dans les territoires, en comparaison avec d'autres débats, comme la question du paiement de l'énergie, ou des dysfonctionnements techniques. Mais l'arrivée de ces compteurs a aussi été lue à travers le principe de précaution. Il est, à cet égard, symptomatique que ces mobilisations se développent en connexion avec la cause de l'électro-hypersensibilité, qui, comme je le constate dans mes enquêtes, a acquis, ces dernières années, à l'occasion du déploiement des compteurs communicants, de la visibilité et de la légitimité, bien au-delà des cercles de malades. En effet, il existe parfois une solidarité entre voisins qui acceptent de refuser l'installation d'un compteur dans leur foyer, afin de maintenir une bonne entente dans le quartier. Ces personnes sont très sensibles au principe de précaution sanitaire.

Enfin, la diffusion de ces compteurs peut aussi faire l'objet de débats chez les élus locaux, ou les membres de syndicats d'énergie, qui relient l'arrivée de la technologie à des questions beaucoup plus politiques, comme le sujet de la distribution d'énergie dans les territoires, ou la régulation du marché de l'énergie.

Pour conclure, il apparaît que ces mobilisations ne sont pas que des combats individuels, ou des mouvements corporatistes, mais questionnent aussi l'intérêt général, l'utilité citoyenne de ce compteur, particulièrement à travers la figure du citoyen vulnérable, à l'image du consommateur pauvre, du travailleur précaire, comme le releveur de compteurs, ou des personnes électro-sensibles.

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