Intervention de Philippe Aigrain

Réunion du jeudi 14 décembre 2017 à 9h40
Commission des affaires économiques

Philippe Aigrain, association La Quadrature du Net :

J'ai effectivement cofondé cette association, voici près de dix ans. Depuis quarante ans que je participe aux débats sur les enjeux sociétaux des techniques, la situation évoquée ici m'est devenue familière, et produit chez moi un effet de déjà vu : des personnes, ou plus souvent des organisations, développent une solution technique, pour tenter d'optimiser un certain effet, comme le lissage des pointes de consommation d'électricité, qui constitue un exemple parmi des dizaines d'autres. Pour obtenir les fonds nécessaires au déploiement de cette solution, ces personnes ou organisations font miroiter aux décideurs internes, ou aux politiques, l'effet immédiat, mais aussi des avantages secondaires, par exemple l'exploitation possible des données, présentées comme l'or noir du XXIe siècle. Ces acteurs tentent, autant que possible, de contrôler le contexte de déploiement de cette solution, par des mécanismes législatifs de propriété, ou par le contexte de choix d'architectures techniques.

Apparaissent alors des oppositions, de la part de personnes s'estimant impactées par les systèmes déployés sans qu'elles soient consultées, ou qui le sont uniquement sur des options secondaires. Ces opposants invoquent, comme Mme Aude Danieli nous l'a si bien expliqué, des raisons de rejet dont la nature et la multiplicité paraissent, aux yeux des promoteurs de ces systèmes, résulter d'une volonté caractérisée d'empêcher le progrès. Dans l'espoir de décrédibiliser, ou tout du moins de confiner les oppositions, ces derniers se saisissent alors des motifs d'opposition qui leur semblent les plus aisés à réfuter, ou à minimiser : il s'agit souvent de ceux liés aux risques pour la santé, par exemple les effets des ondes associées aux communications par courant porteur de ligne. Mais loin de disparaître, les oppositions se renforcent, en se focalisant sur des motifs plus essentiels, relevant des rapports de pouvoir, de la dépossession des instruments utilisés dans les enjeux de la vie quotidienne, et de la violence de l'intrusion dans la sphère intime.

Voilà très exactement où nous en sommes, en matière de compteurs qualifiés par certains d'intelligents. Je vais, pour les besoins de la discussion, conserver cette dénomination, dans une situation où les projets de ceux qui déploient les compteurs traitent finalement les usagers en objets de contrôle et de surveillance, par le biais d'une analyse des comportements, et de la production de données. Il ne faut donc pas s'étonner que ces compteurs, jugés intelligents par leurs concepteurs, soient considérés, par ceux qui ne les ont pas choisis ou les rejettent, comme des compteurs débilitants, les privant de la capacité d'agir.

Si vous voulez sauver les compteurs de nouvelle génération, ou tout au moins ne pas avoir à les installer de force, il faudra donc accepter d'ouvrir à nouveau le débat sur ces relations de pouvoir, et les capacités qu'ils donnent respectivement aux distributeurs, aux producteurs d'énergie, et aux usagers, aux citoyens. Il ne s'agit pas uniquement d'un problème de données personnelles, mais celui-ci agit comme un révélateur. La réouverture des débats sur ces questions de pouvoir et de capacité, loin d'être une perte de temps, est la seule chance d'en gagner, ce même si cela passe par la mise à la poubelle d'une génération de compteurs Linky ou Gazpar. Il ne s'agit pas seulement de calmer des peurs jugées irrationnelles par les techniciens, mais de prendre en compte l'existence d'un enjeu démocratique essentiel, d'une condition d'exercice des droits fondamentaux, lorsque l'on déploie des dispositifs informatisés de toute nature dans la sphère intime du foyer, et des comportements quotidiens. Il faut prendre conscience, par exemple, que le fait qu'un compteur appartienne au distributeur, ou soit sous son contrôle, plus ou moins universellement accepté lorsqu'il s'agissait d'un dispositif « bête », devient intolérable lorsque ce dispositif intègre une intelligence et des algorithmes, si élémentaires soient-ils, cette intelligence ayant de surcroît été conçue par d'autres, dont on ne partage pas nécessairement les buts. La technique est une composante essentielle de la vie humaine, mais ne remplace pas la démocratie.

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