Intervention de Cédric Villani

Réunion du jeudi 14 décembre 2017 à 9h40
Commission des affaires économiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCédric Villani, député, premier vice-président de l'Office :

Il me revient de dresser une conclusion provisoire de cette matinée de débats, qui a été riche et s'est déroulée, j'espère que vous en conviendrez comme moi, dans le respect mutuel. À aucun moment ne s'est manifestée la violence que Mme Gaëlle Vigouroux a pu dénoncer en d'autres occasions.

Le rapport qui sera fait de cette audition reprendra le compte rendu des propos des uns et des autres, l'ensemble des questions posées en ligne par les internautes, à l'exception des propos offensants, injurieux ou déplacés, selon le filtre habituel de l'expression du débat public, ainsi que la conclusion que je vous livre, qui sera développée et retravaillée avec ma collègue Célia de Lavergne. Étant à la fois membre de la Commission des affaires économiques et de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, elle joue en effet un rôle pivot dans l'organisation de notre réflexion d'aujourd'hui.

Nous avons vu se dessiner, au fur et à mesure de l'instruction de ce débat aux multiples facettes, l'idée que derrière la question de Linky, se trouvaient, en filigrane, bien d'autres thèmes de grande actualité, autour des mutations dans notre technologie, et des changements dans les outils que nous utilisons. Dans ce contexte, le rôle joué par les données est majeur. En effet, cette opération Linky n'aurait jamais été lancée s'il n'avait pas été jugé important de pouvoir récupérer ces données, pour les exploiter. L'important n'est pas tant les données en elles-mêmes, que la façon dont elles sont structurées, leur signification, les algorithmes qui peuvent leur être appliqués, et l'efficacité de l'infrastructure sur laquelle ces informations sont traitées. Les données sont l'un des carburants majeurs de l'intelligence artificielle, dont on attend un impact fort dans de très nombreux domaines. Nous connaîtrons assurément, dans certains cas, des déceptions, tandis que nous serons, dans d'autres, servis au-delà de nos attentes, comme dans n'importe quel bouleversement économique et technologique. Comme l'a souligné M. Le Bihan, l'énergie, et plus largement l'environnement en général, est l'un des secteurs sur lesquels on attend l'impact de ces nouvelles procédures, qui prennent en compte les données, pour fournir des réponses fines. À l'heure où la question écologique et environnementale est certainement le défi majeur auquel se trouve confrontée l'humanité, les questions d'environnement sont toutes bonnes à prendre et à traiter, avec tous les outils dont nous pourrons disposer.

En matière de données, est également ressortie des débats l'existence d'une tension qu'il convient d'assumer, d'expliquer, et de résoudre, entre la nécessité de préserver la vie privée des citoyens, et l'intérêt de mettre en commun certaines données pour certaines tâches. Cette dimension est l'un des axes majeurs du débat sur l'intelligence artificielle, et l'algorithmique des données en général, qu'il convient d'aborder avec beaucoup d'exigence. Il faut ainsi veiller à l'anonymisation des données, chaque fois qu'on le peut. Ce débat soulève, en outre, des questions techniques délicates : il est, dans ce cadre, important d'expliquer ce qui est possible, ou impossible, et quels sont les enjeux.

Il a été question, à plusieurs reprises, de « privauté par construction », ou « privacy by design ». Nous aurions également pu parler de « privauté différentielle » ou « differential privacy », consistant à transmettre uniquement les informations qui comptent, et à rendre les autres floues, cryptées, ou inutilisables. Il s'agit d'un thème sur lequel il est important que l'Europe s'investisse encore davantage, afin d'être en pointe par rapport aux autres continents. Le règlement général sur la protection des données a été adopté récemment par l'Union européenne et les évolutions de la loi qui a donné naissance à la CNIL, pour s'y adapter, sont à notre agenda. Nous autres, parlementaires, allons avoir à travailler dessus, dans les semaines et les mois qui viennent. Le rôle de la CNIL, et de ses homologues dans les autres pays d'Europe, a été considérable, au niveau européen, pour parvenir à cet accord.

À l'heure où d'aucuns s'inquiètent de ce que l'Europe pourrait avoir une réglementation qui soit un frein, il est important, et le rapport à venir sur l'intelligence artificielle l'affirmera avec force, d'être fier que l'Europe soit le continent où l'on aborde avec le plus de soin le respect de la vie privée des concitoyens, le continent où le droit sera le plus protecteur. Cette dimension est essentielle, en particulier parce qu'elle constitue une condition indispensable de la confiance, que nous devons bâtir sur le long terme avec les citoyens. À défaut de cette confiance, on aboutira à des phénomènes de rejet, et à s'interdire le développement de certaines techniques, qui auraient pu être exploitées intelligemment.

Je souhaiterais revenir à présent sur le sujet, plusieurs fois évoqué ce matin, de l'efficacité. Mon collègue Roland Lescure insistait sur le fait qu'une étude d'impact, quantifiée et lisible, était importante dans ce débat. Mme Domitille Bonnefoi nous a donné des chiffres intéressants à cet égard. On ne peut se lancer dans un débat d'aussi grande envergure sans avoir en tête les impacts possibles, les bénéfices attendus, et la manière de les obtenir. Je reste convaincu que, sur le sujet Linky, s'est produit un malentendu général sur la façon dont les données allaient être utilisées ou dont l'impact allait être obtenu sur la consommation énergétique, en faisant appel à des comportements individuels, mais aussi globaux. On conçoit bien qu'au niveau de l'opérateur, il y ait un avantage à connaître précisément ce qui se passe, quasiment en temps réel, et à agir en conséquence. Pour l'utilisateur, cela peut être plus compliqué, voire presque imperceptible. Il a ainsi été question de variation de l'ordre de 1 %, ce qui est quasiment invisible du point de vue du consommateur même. Une partie de la déception exprimée dans le sondage qu'évoquait Roland Lescure est certainement liée à l'idée initiale que l'arrivée de Linky allait permettre très rapidement d'obtenir un impact important, facile à mettre en oeuvre sur sa propre consommation. Or, les choses sont en réalité bien plus subtiles.

L'efficacité n'est évidemment pas la seule condition du succès. L'opération ne peut, en effet, fonctionner que si les droits du citoyen sont bien pris en compte, et si le rôle du citoyen est parfaitement compris. Il faut d'abord beaucoup d'information. M. Bernard Lassus a ainsi fait état de tous les efforts déployés dans ce domaine. Nous savons bien, toutefois, qu'en matière d'information, on n'en fait jamais assez. Je compatis, à titre personnel. Ayant consacré tant d'énergie, pendant des années, à faire de l'information sur des sujets scientifiques, je suis bien conscient du fait qu'il est important de remettre sans cesse l'ouvrage sur le métier dans ce domaine. Il faut travailler pour délivrer la bonne information, sur le terrain, avec les bons mots, ceci afin de permettre de s'assurer que l'on ne se situe pas dans une démarche par trop technocrate, bureaucratique, mais au contraire dans une situation dans laquelle les droits des citoyens sont réellement pris en compte. Il faut de l'explication.

L'ergonomie est également importante. On espère que les outils, les applications, vont arriver, que d'autres s'en saisiront. Mais en l'absence d'outils d'ergonomie, l'opération Linky va s'avérer obscure pour le citoyen, et générera inévitablement de la déception. On sait, pour n'importe quelle innovation, combien la forme joue un rôle considérable, et combien la faculté d'adhésion repose sur des ressorts qui ne relèvent pas de la seule rationalité ou de l'intérêt, mais notamment de la facilité d'accès, et de bien d'autres facteurs encore.

Nous devons aussi au citoyen de la confiance, et de la reconnaissance. Ceci est valable pour cette opération, comme pour de nombreuses autres. Il faut nous astreindre à travailler toujours davantage sur ces questions. La reconnaissance passe aussi par la connaissance des attentes, et des motivations des citoyens. Les sondages sont un élément important. Dans les documents assez complets qui nous ont été transmis à propos des actions menées par l'UFC-Que Choisir, et qui sont publiés sur le site internet de l'association, nous avons constaté que figuraient notamment des sondages, et une information effectuée grâce à une méthode assez facile d'accès pour le citoyen, à base de « vrai ou faux », de questions, etc. Y est mentionné un chiffre que je souhaiterais commenter, selon lequel 3 % des personnes sondées sont inquiètes des effets sur la santé. C'est peu si on le rapporte à la population totale, mais énorme si l'on considère le nombre de personnes – 240 000 – que cela représente au regard des huit millions de compteurs déjà déployés. Et même si cela ne concernait que 1 %, voire 0,1 % de nos citoyens, c'est un sujet qu'il faudrait aborder avec énergie. S'il apparaissait, par ailleurs, nécessaire de ne pas appliquer à certains citoyens, pour une raison ou une autre, et qu'elle qu'en soit la proportion, le même protocole qu'aux autres, alors il faudra en tenir compte, et respecter les droits de ces personnes.

Pour la connaissance, les études sociales sont aussi très importantes. D'aucuns ont critiqué la présence à cette audition d'une représentante des sciences sociales, avec l'idée que cela visait à indiquer à la puissance publique comment manipuler les citoyens. Je considère qu'il s'agit là d'une injure faite à nos collègues des sciences humaines et sociales que de vouloir les ramener à ce rôle. J'ai vu, par exemple, que Mme Gaëlle Vigouroux avait apprécié le travail de Mme Aude Danieli. On ne perd jamais trop d'énergie à faire intervenir les sciences humaines et sociales dans ces débats. Enedis a, au contraire, besoin d'encore plus d'expertise dans ce domaine, pour affronter les défis qui s'annoncent dans le futur. Il en va de même pour l'État. Ce sera aussi un élément essentiel, dans le cadre de la réflexion sur l'intelligence artificielle, qui recèle beaucoup de nouveaux sujets pour nos concitoyens.

J'ai apprécié, dans le rapport assez complet publié par l'Anses, le soin pris à décrire les mouvements de contestation, et à mieux comprendre la manière dont les refus se manifestaient.

On voit aussi, à travers les études sociales, que le sujet de Linky s'inscrit dans la perspective d'un problème beaucoup plus vaste aux yeux des citoyens, qui le relient à la question de la connectique, des smartphones, de l'internet des objets, du rôle grandissant de la communication, et des ondes. Derrière ces nouveaux modèles de données, se trouvent par ailleurs les grands acteurs économiques, tels que les géants américains, et la question sous-jacente de savoir si l'Europe sera à la hauteur pour relever tous ces défis. Tout cela, mis bout à bout, peut donner aux citoyens un sentiment de grande inquiétude. Certains considèrent ainsi que la bonne technique n'est pas dans le Big Data, ni dans le fait de permettre aux grands acteurs de s'en emparer, mais au contraire dans le fait de laisser le citoyen responsable travailler sur la façon de limiter sa dépense énergétique. Il existe tant d'approches différentes que si on ne les prend pas toutes en compte dans le débat, ceci peut créer de l'incompréhension et un clivage global. Certains peuvent penser qu'il faut laisser le soin au marché de réguler le système, d'autres qu'il ne faut pas accorder la primauté aux intérêts économiques, mais fonctionner en open data. Toutes les approches sont légitimes jusqu'à un certain point. On ne perd jamais de temps à trop les comprendre.

Un autre mot clé est celui de la contradiction. Il s'agit d'un élément important de la confiance. Tous les débats, travaux et études doivent être instruits de façon contradictoire. Le fait que l'Anses soit une agence indépendante, qui réalise ses propres mesures et a, d'ailleurs, sur certains sujets, parfois contredit Enedis, va dans ce sens.

Mon collègue Jean-Yves Le Déaut a évoqué la possibilité d'études de provocation. Je suis très intéressé, par avance, à lire le rapport que l'Anses rendra notamment sur le thème de l'électro-sensibilité. J'insiste sur le fait que l'électro-sensibilité est très complexe à mesurer, car cela fait entrer en jeu de très nombreux paramètres. Comment recréer en laboratoire les situations rencontrées sur le terrain ? Il me semble, en revanche, que, dans le cas précis de Linky, on est mieux armé pour effectuer des études de provocation, au sens où l'on pourrait travailler sur des procédures en double aveugle, dans lesquelles certains participants seraient exposés au compteur, et d'autres pas, sans qu'ils le sachent, mais avec leur accord quant à leur participation à l'expérimentation. Le protocole de telles expériences pourrait être mis au point avec les associations, le plus en amont possible. J'ai la conviction que nous avons tous à y gagner. Si l'on découvre que, dans certains cas, une souffrance réellement ressentie n'est pas due au Linky, alors il conviendra d'en identifier la cause, et d'essayer d'y remédier. Cette souffrance peut, par ailleurs, ainsi que l'a souligné M. Olivier Merckel, être non seulement physique, mais aussi psychologique. On ne peut, en aucune manière, parler de souffrance imaginaire : avoir le sentiment de souffrir est une souffrance en soi, dont il faut tenir compte, et qui mérite que l'on y apporte une réponse tous ensemble.

Je vais terminer avec le mot clé qu'est la démocratie, à laquelle nous participons dans nos fonctions respectives et pour laquelle nous sommes intervenus aujourd'hui. La démocratie vit du débat. L'exercice est compliqué, car nous avons tous des visions différentes. Ceci est particulièrement perceptible lorsque l'on se lance en campagne : nous voyons alors à quel point nos concitoyens ont des attentes différentes. Pour autant, il est impératif de trouver des solutions permettant d'avancer tous ensemble. Nous avons tous nôtre rôle à jouer dans ce contexte. La situation que nous vivons a été décrite par M. Philippe Aigrain, comme lui procurant une sensation de déjà vu sur bien des points. Je disais tout à l'heure à mon collègue Roland Lescure que j'avais, de la même manière, le sentiment d'avoir déjà assisté à ce même débat sur d'autres sujets, en circonscription, sur des problèmes d'aménagement du territoire, de transport, de gouvernance, de décisions d'investissement au sein des collectivités locales, ou encore sur des traités internationaux, comme le traité de libre-échange entre l'Union européenne et le Canada (CETA). Or, à chaque fois, on s'aperçoit que ce que l'on a cru gagner en allant vite est perdu ensuite, lorsque l'on doit résoudre des situations de conflit. Nous devons, collectivement, être bien meilleurs dans le futur pour instruire les débats, le plus en amont possible, et en s'y associant le plus tôt possible.

On parle souvent du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », sans toujours savoir précisément ce que signifie cette belle formule. L'une des choses que cela veut très certainement dire est que, quand on a une décision importante à prendre, qui engage tout le monde, il faut travailler le plus en amont possible, poursuivre sans cesse le travail et expliquer sans relâche. Même quand une décision est objectivement bonne et logique, si l'on n'y associe pas les citoyens le plus en amont possible, alors un phénomène de rejet risque de s'opérer. Cette démarche doit, par ailleurs, ainsi que le soulignait mon collègue Stéphane Piednoir, être accompagnée par l'État.

Le mot de la fin sera emprunté à M. Philippe Aigrain, qui, dans son intervention, indiquait que la technique était une composante essentielle de la vie publique, mais ne remplaçait pas la démocratie. Ici à l'OPECST, nous croyons profondément en une technologie au service de l'humanité, nous croyons dans le progrès, mais sommes également intimement persuadés que cela ne remplace pas la démocratie, qu'il faut travailler pour obtenir l'adhésion de la population et aller dans la bonne direction. Une partie de la société adhère à la technologie simplement par attrait, par goût pour ce qui est ludique, brillant. D'autres, en revanche, ont davantage besoin d'explications, de sens. Nous avons tous à gagner à nous comprendre les uns les autres.

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