Monsieur Kervran, s'équiper plus vite ne veut pas dire acheter n'importe quoi, n'importe comment. Nos amis britanniques ont fait le choix d'achats sur étagères. Ils en paient actuellement le prix : la maintenance de ces matériels est coûteuse et ils ont du mal à en assurer la cohérence capacitaire. Une partie de la réponse est donc contenue dans votre question : faut-il ou peut-on imaginer une meilleure répartition des autorités habilitées à engager des crédits pour acquérir des équipements ?
À mon sens, il serait effectivement pertinent de redonner plus de liberté sur l'acquisition des petits équipements et des consommables au chef d'état-major, tout en maintenant la compétence de la DGA pour les équipements capacitaires à moyen et long termes. Nous pratiquons d'ailleurs déjà ainsi dans le cadre des urgences opérationnelles : lorsque nos militaires font des demandes particulières, nous achetons sur étagère. Il ne faut pas industrialiser le système. En revanche, on peut sans doute mieux l'organiser et le flécher.
Le renseignement tactique a besoin de capteurs de terrain. Actuellement, on laisse à penser qu'on peut faire la guerre – comme dans les téléfilms – grâce aux drones, opérationnels de jour comme de nuit. En réalité, si vous interrogez le général Guibert qui commande l'opération Barkhane, il vous expliquera que le Reaper est certes efficace, mais dans un cadre espace-temps assez limité. Il est également utile pour confirmer un renseignement dans un espace extrêmement restreint. Un Reaper transmet une image de cent cinquante mètres sur cent cinquante. À l'échelle de l'Europe ou du Mali – aussi grand que la France, le Portugal et l'Espagne réunis –, un Reaper ne permettra donc pas de faire du renseignement.
En revanche, vous apprenez beaucoup quand vous vous promenez dans les villages, quand vous discutez avec les gens sur les marchés, ou plus généralement lorsque vous faites du renseignement d'origine humaine. Ces informations peuvent ensuite être éventuellement confirmées par des moyens de renseignement technique. C'est ce travail de terrain que l'on appelle renseignement tactique.
Madame Dumas, mes priorités sont simples. Elles portent sur la protection de nos soldats, leur armement individuel et leur tenue. Nos armées vont bénéficier d'une hausse de 1,8 milliard d'euros de leur budget en 2018 et plus de 1,7 milliard d'euros par an jusqu'en 2022. Dans ce contexte, on ne peut plus se permettre d'avoir encore des problèmes de pointure de chaussures et de tailles de treillis !
Pour des raisons liées à la déconcentration et aux contraintes financières, nous avions mis en place des dispositifs de traitement à flux constants – un peu comme on achète des livres par internet. Or ce mode de fonctionnement n'est pas viable car, un mois à l'avance, je ne connais pas la pointure des 15 000 soldats que je vais recruter ! S'il faut une semaine pour les habiller lorsque je les recrute, ce n'est pas un problème. Mais il n'est pas concevable qu'ils travaillent un mois sans chaussures ! Ce sujet est majeur. Ma priorité va donc à l'essentiel.
Notre armée regagne en puissance : on peut toujours promettre 50 % de Scorpion en 2025, mais si les troupes n'ont pas de chaussures ou de treillis, cela ne fonctionnera pas au quotidien ! L'armée de terre est bâtie sur ce modèle ; je ne sais pas faire autrement.
Parmi les priorités, j'ai également évoqué le renseignement et la protection. Levallois-Perret est une infrastructure de circonstance, une vigie. Sentinelle a connu plusieurs évolutions. Le dispositif Sentinelle de nouvelle génération sur Paris est très intéressant – vous pouvez d'ailleurs venir le voir, si vous souhaitez. Nous avons récemment franchi un cap : le nouveau dispositif a été validé en conseil de défense par le président au mois de novembre. Nous avons abandonné certaines vigies trop visibles et insuffisamment protégées, qui rendaient prévisibles les actions visant à les atteindre.
La protection des infrastructures est un sujet majeur, qui touche à la fois les régiments au quotidien mais aussi les infrastructures en opérations extérieures et celles de circonstance sur le territoire national. C'est la raison pour laquelle nous avons fait le choix de privilégier certaines infrastructures, comme le Val-de-Grâce par exemple, car elles sont très adaptées – à la fois centrales dans Paris, mais également à même de protéger et d'héberger nos soldats.
Madame Mauborgne, le fait de disposer d'un niveau d'EPM plus important permettra à l'armée de terre de conduire une préparation opérationnelle d'un meilleur niveau global. L'an dernier, nous avons failli annuler des exercices de fin d'année par manque de crédits. Bien entendu, nous avons des priorités : les unités appelées à partir en opération en sont une, pour l'entraînement et la préparation opérationnelle. L'aéromobilité ou aéro-combat est un sujet particulier : en l'espèce, plus d'EPM ne veut pas forcément dire une meilleure disponibilité. Nous sommes donc vigilants car la disponibilité d'un hélicoptère tient parfois à celle d'une pièce détachée, qui ne coûte pas très cher mais immobilise l'aéronef.
Je ne suis pas du tout un spécialiste des aspects juridiques du SOUTEX. Mais je vais vous dire ce que j'en pense quand même. Les armées – et singulièrement l'armée de terre – font beaucoup pour le SOUTEX. Nous nous faisons d'une certaine façon rembourser nos prestations. Ainsi, nous vantons le CAESAr de Nexter Systems dans le nord de l'Europe – pour que les Danois en achètent : nous l'utilisons en opération et en sommes très satisfaits. Par ailleurs, nous envoyons également des troupes de professionnels aguerris, en appui des industriels, dans les pays dans lesquels on souhaite que ce matériel soit déployé, ce afin d'essayer d'emporter le marché.
Nous sommes donc remboursés sur la base d'un calcul qu'il serait peut-être juridiquement intéressant d'analyser. Mais une autre question se pose : de quel autre type de retour bénéficie-t-on en contrepartie de ces actions ? Si demain, le Danemark ayant acheté le CAESAr, a un problème de pièces détachées au même moment que nous, qui Nexter livre-t-il en premier ? Quel est le coût de cette pièce détachée pour l'armée française ? Est-il inférieur à celui des Danois ou pas ? Est-il totalement irréaliste d'imaginer une forme de retour sur investissement de ces actions de SOUTEX ? Certaines actions ont une surface relativement faible : lorsque le Danemark achète quelques canons CAESAr, cela ne remet pas en cause les livraisons destinées à l'artillerie française ; mais si l'Inde – qui doit remplacer l'essentiel de son artillerie, notamment à sa frontière avec le Pakistan – décide de s'armer de CAESAr, cela représentera dix fois les équipements de l'armée française. La question se posera alors à ce moment… Nous devons l'anticiper.