Alors que penser de l'exécution de cette programmation 2014-2019 ? Elle a fait l'objet de nombreux aménagements qui font sa singularité. Malgré ces épisodes, les résultats obtenus sont les meilleurs dont la défense puisse se prévaloir depuis les années 1990.
Premier succès : les exportations, comme vous le savez tous ! L'objectif d'exporter quarante Rafale a été réalisé et même dépassé, une prouesse à mettre au crédit de « l'équipe de France de l'export » mobilisée derrière le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian. Cette réussite a levé une hypothèque très lourde sur la programmation. Au titre des réussites, il faut aussi signaler le « contrat du siècle » signé avec les Australiens pour la fourniture de douze sous-marins Shortfin Barracuda, pour un montant total de 6,5 milliards d'euros.
Deuxième succès : la masse salariale s'est enfin stabilisée. Et ceux qui ont été à la tête de collectivités territoriales savent combien cela peut être compliqué ! Bien que le ministère des Armées mette scrupuleusement en oeuvre les réductions d'effectifs qui lui étaient demandées depuis 2009, il ne parvenait pas à en tirer un bénéfice budgétaire. Le vieillissement des effectifs induit par la politique d'encouragement des départs, le coût des dispositifs de reconversion et d'incitation au départ, la compensation des sujétions opérationnelles ou encore les indemnisations versées au titre du chômage contribuaient à maintenir les dépenses de titre 2 à un niveau élevé. Depuis 2015, la masse salariale est conforme à l'autorisation donnée en loi de finances grâce au pilotage centralisé dorénavant exercée par la direction des ressources humaines du ministère des Armées. Il permet notamment de réaffecter des emplois non pourvus à d'autres fonctions. L'atténuation des dysfonctionnements de Louvois a aussi contribué à cette amélioration.
Troisième succès : la programmation capacitaire, qui a été relativement bien exécutée tant en commandes qu'en livraisons. Nous proposons ainsi un classement des programmes en fonction de leur état d'avancement. Il témoigne de ce que la DGA a su tirer profit de certains retards industriels (rénovation des avions de patrouille maritime Atlantique 2, des sous-marins Barracuda, du satellite MUSIS) et faire des choix délibérés (réduction des cibles pour les avions légers de surveillance, report des livraisons pour le système CERES ou les radios CONTACT) pour préserver certains programmes et en accélérer d'autres, comme le programme Scorpion ou les programmes d'hélicoptères. Le sentiment général de satisfaction qui prévaut s'explique aussi par les perspectives haussières du budget de la défense qui créent un contexte favorable. Le spectre des réductions de cibles et des étalements semble s'éloigner.
Ainsi, en dépit d'un contexte particulièrement difficile, l'atterrissage paraît plutôt réussi. Mais il faut admettre que les ajustements successifs et les inflexions parfois acrobatiques qui ont émaillé l'exécution de la LPM 2014-2019 ont eu un coût non négligeable.
En premier lieu, il faut citer les coûts induits par les réductions de cibles et les renégociations des contrats d'armement. Il faut rappeler que la LPM 2014-2019 avait entériné une révision à la baisse des ambitions très élevées de la LPM précédente. La baisse des cibles et l'étalement des livraisons ont conduit à une augmentation significative des coûts unitaires et, dans certains cas, à une augmentation du coût total du programme. Nous n'avons pas été en mesure de chiffrer globalement le coût de ces révisions multiples mais nous proposons plusieurs exemples donnant un ordre de grandeur de ces dérives de coûts. Nous avons notamment documenté le cas des frégates multi-missions (FREMM), qui en est une parfaite illustration. La flotte française ne sera composée que d'une quinzaine de frégates ne répondant pas totalement au besoin opérationnel et pour un coût total de 14,5 milliards d'euros, au lieu des 17 bâtiments de premier rang prévus en 2008 qui coûtaient alors 12,5 milliards d'euros. En d'autres termes, nous avons réussi à payer plus cher pour avoir moins bien… Cela donne une idée de ce que peut coûter le décalage entre les ambitions stratégiques et les moyens budgétaires !
En second lieu, nous insistons sur le coût exorbitant de la régulation budgétaire à court terme. La régulation budgétaire infra-annuelle opérée par la direction du budget a pris des proportions anormales. La sous-évaluation délibérée de la provision pour les surcoûts OPEX rend inévitable une correction d'ampleur en cours de gestion. Bercy « gèle » donc massivement les crédits du ministère des Armées en début d'année à titre préventif. Le « dégel » n'intervient parfois que tardivement – au bout de dix mois en 2016 ! – entraînant des ruptures de trésorerie, concentrées sur le programme 146 qui retrace les crédits d'équipements. Parfois, les crédits « gelés » sont purement et simplement annulés, ce qui fait augmenter le report de charges et entraîne des surcoûts, par exemple au titre des intérêts moratoires versés aux industriels. Ce mode de fonctionnement aboutit, très concrètement, à placer la politique du ministère des Armées sous la tutelle de Bercy et ruine tout effort de programmation, en ne permettant qu'un pilotage à vue inefficace et coûteux !
Enfin, plusieurs coûts afférents à la remontée en puissance décidée en 2015 ont été négligés. En clair, les effectifs de la force opérationnelle terrestre ont augmenté mais les soutiens n'ont pas suivi. Au Régiment de Marche du Tchad, où nous nous sommes rendus il y a quelques semaines, le commandant a dû refuser une centaine de nouvelles recrues, envoyées dans d'autres régiments, parce qu'il lui manque des capacités d'hébergement ! Les nouvelles recrues sont d'ailleurs hébergées dans des conditions déplorables, pour ne pas dire insupportables, dans d'anciens hangars, où elles se partagent trois minuscules cabines de douche à trente. Je regarde Marianne Dubois parce que je la sais très attentive aux conditions d'hébergement des militaires. Dans ces conditions, la fidélisation est évidemment une gageure !
Tous ces constats nous amènent à vous proposer une liste de points de vigilance pour la prochaine programmation, autrement dit : une cartographie des risques.
Premièrement, le coût des opérations extérieures a plus que doublé en dix ans et nous pensons qu'il se maintiendra à un niveau élevé. Comme nous l'ont dit plusieurs officiers généraux : « le milliard est devenu tendanciel ». La revue stratégique fait état d'une aggravation des menaces alors que nos adversaires se dotent de capacités inédites et de nouvelles technologies. Les conditions d'engagement de nos forces et d'emploi de nos matériels sont difficiles. Pour mémoire, l'opération Barkhane s'étire sur 4 000 kilomètres de front et plus de 1 000 kilomètres de profondeur. Il en résulte une inflation des dépenses de transport tactique (aérien et terrestre).
Deuxièmement, nous alertons sur les dépenses obligatoires que nous allons devoir consentir au titre des matériels. Notre rapport constate la hausse tendancielle du coût du maintien en condition opérationnelle (MCO) des matériels. Le vieillissement des parcs d'équipement et leur caractère hétérogène rendent la maintenance plus coûteuse mais dans le même temps, l'arrivée des nouveaux matériels, plus sophistiqués, la renchérit également !
Nous avons aussi des engagements à honorer hérités des précédentes programmations. Le droit budgétaire permet une distinction entre les autorisations d'engagement et les crédits de paiement particulièrement utile dans le domaine de la défense. Les autorisations d'engagement permettent au ministère de programmer une dépense dans le temps. Lorsque l'on commande quatre sous-marins, par exemple, on engage plusieurs milliards d'euros en autorisations d'engagement l'année de la signature du contrat. Mais les crédits de paiement correspondants ne seront dépensés qu'au moment de la livraison. Si, à terme, l'ensemble des crédits de paiement vient évidemment « couvrir » les autorisations d'engagement, un écart entre les deux est normal. On appelle ainsi « restes-à-payer » les autorisations d'engagement restant à couvrir par des crédits de paiement. Ces restes-à-payer s'élèvent aujourd'hui à plus de 52 milliards d'euros pour la mission « Défense », ce qui représente l'équivalent de cinq années du budget d'investissement du ministère. Au regard de l'horizon de la plupart des contrats d'armement, c'est compréhensible, mais c'est une source d'inquiétude pour le ministère chargé des comptes publics qui doit veiller à la soutenabilité de ces engagements. Ces inquiétudes ont justifié l'adoption d'une disposition plafonnant le montant des « restes-à-payer » dans la loi de programmation des finances publiques 2018-2022. À l'instar du président de notre commission, nous estimons qu'un plafonnement trop rigide des restes-à-payer met en péril la loi de programmation militaire, en empêchant le lancement de tout nouveau programme d'ampleur, quel que soit le niveau des menaces constaté aujourd'hui. Nous souhaitons que la mission « Défense » en soit exemptée et que la maîtrise des restes-à-payer soit assurée, comme il se doit, par la loi de programmation.
Troisièmement, nous identifions un risque quant à l'attractivité et à la fidélisation dont la prise en compte peut créer, à l'inverse, un risque relatif à la masse salariale. Une forte concurrence avec le secteur privé existe pour certains métiers rares ou très qualifiés (médecins, mécaniciens spécialisés, linguistes…) qui nécessitera un effort en termes de rémunération. Les plus petites soldes devront elles aussi être revalorisées, dans le cadre de la transposition des règles de la fonction publique. Dans ce contexte, la direction des ressources humaines du ministère des Armées s'attelle à un chantier risqué, difficile, mais je crois, passionnant également, celui de la rénovation de l'ensemble du régime indemnitaire afin de rendre celui-ci plus simple et plus lisible et de mieux compenser certaines sujétions, voire certains risques. Tous ces éléments nous conduisent à penser que la masse salariale augmentera dans les prochaines années et que sa maîtrise sera un défi constant.
Quatrièmement, nous reprenons à notre compte les alertes déjà émises sur l'état des infrastructures. Repousser encore des rénovations et des opérations de maintenance urgentes risque aussi d'entraîner des surcoûts à court et moyen terme.