Intervention de Jean Jouzel

Réunion du jeudi 18 janvier 2018 à 10h30
Mission d'information sur la gestion des évènements climatiques majeurs dans les zones littorales de l'hexagone et des outre-mer

Jean Jouzel, climatologue, directeur de recherche émérite, membre du Conseil économique, social et environnemental, ancien membre du GIEC :

Quand on regarde les scénarios du GIEC, on voit d'abord des prévisions sur le siècle, même si certaines vont un peu au-delà de 2100, mais surtout des prévisions assez linéaires, sans à-coups. Deux questions principales se posent : premièrement, tous les mécanismes ont-ils été pris en compte ? Deuxièmement, existe-t-il des phénomènes irréversibles, rendant inéluctable la survenue de certains changements ? Les climatologues se sont penchés sur ces deux questions et y ont répondu par l'élaboration de deux notions : celle de surprise climatique ou de changement abrupt d'une part, celle d'irréversibilité d'autre part. La notion d'irréversibilité est très importante, même si les médias accordent souvent plus d'importance à celle de changement abrupt. C'est moi qui, en 1995, ai le premier suggéré la notion de surprise climatique, dans le deuxième rapport du GIEC, à la suite de la découverte de variations climatiques rapides dans les glaces du Groenland – des réchauffements allant jusqu'à 15 °C en quelques décennies, et des changements complets du climat dans l'Atlantique nord, mais aussi à l'échelle de tout l'hémisphère nord.

L'existence de ces événements constituait une véritable surprise, car on enseignait à l'époque que le climat ne pouvait varier que lentement. Cette découverte a relancé une hypothèse selon laquelle le Gulf Stream pourrait, en certaines circonstances, s'arrêter et redémarrer. Ainsi énoncée, cette hypothèse est très simplificatrice, car il s'agit en réalité d'une modification de la circulation océanique résultant de l'arrivée d'eau douce à la surface de l'océan : en gros, l'arrivée d'eau douce à la surface de l'océan modifie le Gulf Stream qui, pour aller jusque dans le Grand Nord, doit être formé d'eaux denses et froides qui plongent dans cette direction. Des épisodes du passé tendent à montrer qu'une telle hypothèse pourrait se réaliser : ainsi, il y a 8 200 ans, lorsqu'une grande quantité d'eau douce est arrivée dans l'Atlantique nord suite à la fonte de la calotte qui recouvrait une partie de l'Amérique du Nord, un refroidissement de 3 ou 4 °C s'est produit, y compris dans nos régions, en quelques décennies. Cet événement a duré entre 100 et 200 ans, avant que tout se remette en route, là aussi en quelques décennies. Ces événements sont bien documentés dans le passé, y compris en période chaude, et on s'interroge actuellement sur la possibilité d'un changement rapide de la circulation océanique dans un climat plus chaud.

L'arrivée d'eau douce pourrait avoir plusieurs causes : elle pourrait provenir d'une augmentation des précipitations dans le Grand Nord, qui se traduirait par un écoulement plus important des fleuves et des rivières vers l'océan Arctique et la mer Baltique, ou résulter de précipitations, donc d'une évaporation plus importante dans les régions tropicales, ce qui entraînerait une augmentation des précipitations dans le Nord. Enfin et surtout, la fonte des glaces du Groenland contribue à l'élévation du niveau de la mer : certes, sur les trois millimètres d'élévation annuelle du niveau de la mer, le Groenland contribue pour un peu moins d'un millimètre, mais à l'échelle régionale, cela représente d'énormes quantités d'eau douce. Il est permis de se demander si l'apport en eau douce du Groenland pourrait ou non modifier la circulation océanique dans ces régions : ce ne sera sans doute pas le cas d'ici à la fin du siècle, mais ce n'est pas exclu à long terme – à l'échelle de quelques siècles.

Il faut oublier l'idée véhiculée par certains films, et de ce fait largement répandue dans l'imaginaire collectif, selon laquelle ce phénomène se traduirait par un retour à l'ère glaciaire. Si nous avons, dans 300 ans, un climat plus chaud de 3 ou 4 °C, et que le Gulf Stream s'arrête, cela n'influera pas de plus de quelques dixièmes de degrés centigrades sur la température moyenne de la planète : dans nos régions, nous reviendrons tout au plus à des températures de l'ordre de celles d'aujourd'hui – mais un refroidissement de 3 ou 4 °C sur une ou deux décennies, similaire à celui qui s'est produit il y a 8 200 ans, serait extrêmement dommageable économiquement et écologiquement. Si on ne peut exclure ce phénomène résultant de variations océaniques, il semble très peu probable qu'il puisse survenir durant le siècle qui vient et, même pour les siècles suivants, ce n'est pas une perspective définitivement établie.

Une autre surprise potentielle – qui n'en est plus vraiment une, puisqu'on en parle beaucoup aujourd'hui – est celle que constituerait la libération du méthane et du gaz carbonique – le dioxyde de carbone –, résultant de la fonte des sols gelés. Cette fonte, déjà amorcée dans les régions arctiques, devrait s'accélérer. Selon un scénario émetteur, 80 % du permafrost, ou pergélisol, de surface – d'une épaisseur inférieure à 3,5 mètres – pourrait avoir fondu d'ici la fin du siècle, dans l'hypothèse où le réchauffement serait jusqu'à deux fois plus élevé dans les régions de l'Arctique, en Sibérie et au nord du Canada qu'en moyenne globale – si le réchauffement moyen était de 3 °C, il pourrait atteindre 6 °C dans ces régions de l'Arctique. Cette fonte provoque la décomposition quasiment irréversible de la matière organique présente dans les sols, une décomposition qui se fait soit sous forme de gaz carbonique, soit sous forme de méthane – en l'absence d'oxygène. De ce fait, les estimations sont imprécises, à la fois parce que la quantité de matière organique dans ces sols est très variable d'un point à l'autre et parce qu'il est assez difficile de savoir si la fonte va donner lieu à une décomposition sous forme de gaz carbonique ou sous forme de méthane. Or, les conséquences ne sont pas les mêmes : la décomposition sous forme de méthane est plus grave en termes de réchauffement climatique, car les molécules de méthane sont beaucoup plus actives d'un point de vue radiatif. Pour vous donner un ordre de grandeur, d'ici 2100 – bien sûr, les processus en cours se poursuivront après cette date –, dans le cas d'un scénario émetteur, on pourrait avoir l'équivalent, avec la fonte du pergélisol, de cinq à vingt-cinq années des émissions actuelles de gaz à effet de serre. Il y a également une grande quantité de méthane dans les sédiments marins de surface – les clathrates –, mais le risque que ce méthane soit libéré dans l'atmosphère est beaucoup moins important.

Un autre phénomène à seuil susceptible d'avoir de graves conséquences sur les forêts tropicales, en particulier la forêt amazonienne, est celui que constituerait une succession d'années marquées par des précipitations trop faibles : si la forêt peut résister pendant quelques années, elle souffre et, à la longue, peut finir par flancher subitement, de façon irréversible. La probabilité qu'un seuil critique soit franchi, conduisant au dépérissement de la forêt, ne peut pas être écartée pour les forêts équatoriales et tropicales – notamment la forêt amazonienne –, et le risque existe également pour les forêts boréales. Cependant, le rapport du GIEC précise que les possibilités de destruction de vastes portions de forêts tropicales ou boréales sont assez faibles : on peut donc considérer qu'à l'échelle globale, ce risque de destruction des forêts est assez peu élevé.

Je dois également vous parler de l'inertie climatique, c'est-à-dire du fait que certaines modifications ne produisent leurs effets que sur des échelles de temps très longues, et de manière quasiment irréversible. Ainsi, les concentrations de dioxyde de carbone dans l'atmosphère continuent à augmenter alors que les émissions diminuent et, en fonction des différents scénarios envisagés, 15 % à 40 % du dioxyde de carbone qui sera émis restera dans l'atmosphère pendant plus de 1 000 ans : comme nous le disons depuis très longtemps, en la matière, il n'y a pas de retour en arrière. Une fois les concentrations stabilisées, le réchauffement continue pendant un siècle ou plus, certes de façon limitée, mais loin d'être négligeable – certains estiment qu'il pourrait être voisin de 1 °C, au moins régionalement. Une grande partie de ce réchauffement est irréversible sur des périodes de plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires.

Évidemment, l'inertie est à prendre en compte dans le problème qui nous réunit aujourd'hui : l'élévation du niveau de la mer se poursuivra pendant plusieurs siècles de façon importante, aussi bien dans sa composante liée à la dilatation de l'océan que dans celles résultant de la fonte des glaciers et des calottes glaciaires. Selon un scénario émetteur figurant dans le cinquième rapport du GIEC, l'élévation pourrait être d'un peu moins d'un mètre à l'horizon 2100, mais cette estimation donne lieu à de nombreuses discussions : ainsi, des articles récents tendent à montrer que l'élévation pourrait atteindre trois mètres à la fin du siècle. Cette question fera l'objet d'une attention particulière dans le sixième rapport du GIEC, mais le fait est que plusieurs publications font état d'un risque supérieur à un mètre à la fin du siècle.

En tout état de cause, quand on parle de trois mètres à la fin du siècle, il faut bien se rendre compte que, malheureusement, quoi qu'on fasse ou presque, ces trois mètres seront atteints à un moment donné. Même dans le cas d'un réchauffement limité à 1,5 °C ou 2 °C, on aura beaucoup de mal à éviter, à échéance de quelques siècles, une élévation du niveau de la mer inférieure à un mètre : il est probable que ce sera plus, voire beaucoup plus. À plus long terme, c'est-à-dire à plus d'un siècle, les contributions du Groenland et de l'Antarctique se poursuivraient, s'ajoutant à celles résultant de la dilatation de l'océan. Il y a des incertitudes, mais les chiffres sont impressionnants : suivant le scénario pris en compte, on parle d'une élévation comprise entre 90 centimètres et 3,60 mètres en 2300, entre 1,50 mètre et 6,60 mètres en 2500 et ainsi de suite. Au-delà, le processus risque de se poursuivre. En effet, si le réchauffement excédait un certain seuil, cela entraînerait la disparition presque totale de la calotte du Groenland au bout d'un millénaire, avec à la clé une élévation du niveau de la mer d'environ 7 mètres. Le seuil de température retenu pour ces scénarios est relativement faible puisqu'il est estimé entre 1 °C et 4 °C, ce qui montre bien que le risque à long terme de fonte du Groenland est assez élevé. En tant que paléoclimatologues, nous sommes là pour rappeler qu'il y a 125 000 ans, le niveau de la mer était d'au moins 5 mètres plus élevé qu'aujourd'hui alors que la température, elle, n'était pas beaucoup plus élevée. J'insiste sur la sensibilité d'élévation du niveau de la mer dans la durée, même sous l'effet de changements de température relativement faibles.

Le rapport du GIEC indique que la disparition totale de la calotte glaciaire n'est pas inéluctable si les températures redescendent en dessous d'un certain seuil ; en revanche, une diminution partielle est irréversible, et il en est de même pour l'Antarctique de l'Ouest, qui contribuerait à plus de 5 mètres à l'élévation du niveau de la mer – on parle toujours du très long terme. Il faut bien comprendre que si un réchauffement important persistait à très long terme – au-delà de l'échelle millénaire –, on pourrait atteindre une élévation du niveau de la mer de plus de 15 mètres. Un article récent montre que, si le scénario émetteur se poursuivait jusqu'à la fin du siècle, où l'on arrêterait d'émettre des gaz à effet de serre, à l'échelle de 10 000 ans, le niveau de la mer pourrait augmenter jusqu'à 20 mètres – du seul fait des émissions du XXIe siècle, et sans que l'on puisse faire quoi que soit pour empêcher cela.

Enfin, l'acidification de l'océan est elle aussi irréversible ou quasiment irréversible, ce qui est un gros problème pour les régions côtières, pour les ressources halieutiques et touristiques et, bien sûr, pour les récifs coralliens. Valérie Masson-Delmotte va maintenant évoquer le sixième rapport du GIEC.

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