Intervention de Charlotte Mijeon

Réunion du jeudi 15 février 2018 à 15h30
Commission d'enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires

Charlotte Mijeon :

Monsieur le président, madame la rapporteure, merci de nous inviter à témoigner de ce que nous constatons dans le cadre de nos campagnes et de notre action de surveillance citoyenne des installations nucléaires.

Compte tenu du temps limité dont nous disposons, nous nous concentrerons sur la sûreté, ou plutôt sur certains aspects touchant les installations nucléaires civiles – il y aurait beaucoup à dire sur les installations nucléaires militaires. Nous avons volontairement écarté la question des risques externes, mais nous pourrons l'évoquer en réponse à vos questions.

J'aborderai en premier lieu les risques liés aux équipements nucléaires eux-mêmes, avant de parler des risques découlant de facteurs économiques, organisationnels et humains. Dans une troisième partie, j'interrogerai les failles du système de contrôle de la sûreté. Nous évoquerons enfin, avec Martial Château, le cas de différentes installations.

Le vieillissement et l'obsolescence des installations nucléaires est un sujet qui devrait nous préoccuper tous, dans la mesure où 46 réacteurs ont déjà dépassé les trente ans de fonctionnement et où les installations de la filière du combustible vieillissent elles aussi, dans un contexte où EDF envisage de prolonger leur fonctionnement à cinquante, voire à soixante ans.

Ces installations vieillissantes peuvent comprendre des équipements remplaçables, mais dont les pièces de rechange ne sont plus disponibles. Cela arrive très fréquemment. Je pense notamment aux coussinets des diesels de secours, un cas sur lequel je pourrai revenir.

Ces installations sont aussi dotées d'équipements non remplaçables et non réparables. Il s'agit en premier lieu des cuves des réacteurs, conçues pour fonctionner environ trente ans à pleine puissance. Leur fragilité croît avec le temps et leur usure peut être accélérée par le fonctionnement en suivi de charge, qui induit des variations de puissance. Par ailleurs, des chercheurs ont montré que l'action de l'hydrogène contenu dans l'eau du circuit primaire était susceptible de former des fissures.

Les enceintes de confinement, non remplaçables et non réparables, sont aussi source d'inquiétude, dans la mesure où les problèmes originels de mauvaise qualité du béton sont accrus avec le vieillissement. La Farce cachée du nucléaire, un ouvrage publié par l'association et rédigé par une source interne à EDF, mentionne certains problèmes spécifiques liés aux enceintes de confinement.

La question du vieillissement est très préoccupante, d'autant que les défauts de conception potentiels, parfois génériques, en accentuent les risques. Vous avez entendu parler du scandale dans lequel est impliquée la forge du Creusot, qui a livré des pièces qui ne présentaient pas les caractéristiques de sûreté attendues. C'est un fait grave car, dans le nucléaire, certaines pièces sont censées présenter une qualité impeccable.

Des informations nous parviennent depuis des sources internes ; des personnes qui ont travaillé au sein d'EDF fournissent des documents, des écrits. Dans le livre récent Nucléaire : danger immédiat, de Thierry Gadault et Hugues Demeude, la source interne qui a documenté La Farce cachée du nucléaire mentionne des défauts existant dès la conception sur les cuves de dix réacteurs, ainsi que des bétons de mauvaise qualité.

Au-delà des aspects techniques liées aux équipements, il convient de mettre l'accent sur l'accumulation de facteurs économiques, financiers, humains et organisationnels, susceptibles d'accroître les risques.

Les difficultés financières de EDF ont mené à une course à la rentabilité à court terme, qui se traduit par des choix désastreux pour la sûreté. Ainsi, le recours accru à la sous-traitance pour la maintenance – jusqu'à huit niveaux de sous-traitance – entraîne une perte de connaissances et de savoir-faire, accrue par ailleurs par la pyramide des âges d'EDF, et pose le problème du contrôle de la maintenance.

Les temps d'intervention lors des opérations de maintenance ont été réduits de façon assez importante. Cela signifie qu'il n'y a plus de contrôles systématiques, que les contrôles approfondis sont remplacés par des contrôles par sondages. Enfin, on constate une dégradation des conditions de travail chez les sous-traitants, en particulier les sous-traitants nomades, qui sont placés dans l'impossibilité d'effectuer leur mission correctement.

En matière de sûreté, le facteur humain est essentiel et il convient d'insister sur les risques liés à la dégradation des conditions de travail. Dans le cadre de notre surveillance citoyenne des installations, nous constatons divers problèmes dans l'organisation du travail : travailleurs permutés d'un chantier à l'autre sans recevoir les formations nécessaires ; mauvaise circulation de l'information ; systèmes de contrôle internes souvent inefficaces, avec des procédures hors sol et une absence de vérification concrète des travaux effectués.

Cela aboutit à de nombreux dysfonctionnements. A la centrale nucléaire de Belleville-sur-Loire, placée récemment en surveillance renforcée, on constate que le système de gestion des informations ne permet pas d'avoir un aperçu en temps réel des dysfonctionnements et de l'état des travaux. En outre, les « demandes de travaux » ne se concrétisent pas, ou sont requalifiées sans aucune justification.

La maintenance est donc insuffisante ou mal effectuée et la mise en oeuvre des prescriptions est caractérisée par le manque de rigueur. Cela nous inquiète, d'autant que le programme de « grand carénage » est lancé. Il s'agit d'effectuer différents travaux pour prolonger la durée de fonctionnement des installations, les mettre aux normes et effectuer certaines opérations de maintenance lourde. Les travaux sont importants, parfois inédits et menés simultanément sur différents sites, alors que le personnel formé est en nombre insuffisant. Cela s'est déjà traduit par la chute d'un générateur de vapeur de 460 tonnes à la centrale nucléaire de Paluel. On peut s'interroger sur ces travaux censés renforcer la sûreté, mais qui peuvent aboutir à la dégrader encore davantage.

Il convient aussi de pointer les défaillances du système de contrôle de la sûreté. Remarque liminaire : le fonctionnement d'une installation « sûre », respectant toutes les exigences en la matière, va toujours de pair avec le rejet dans l'environnement de polluants chimiques et radioactifs et l'irradiation des employés.

L'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a le monopole de la définition de la sûreté nucléaire en France. Pourtant, le référentiel de sûreté peut être questionné, notamment au regard des pratiques à l'oeuvre dans d'autres pays et des règles parfois beaucoup plus strictes qui s'y appliquent. En Allemagne, certains systèmes sont triplement redondants ; outre-Rhin, une centrale comme celle de Fessenheim aurait déjà été fermée depuis longtemps !

La mauvaise foi et la mauvaise volonté des industriels et exploitants montrent les limites du système d'autocontrôle. L'exploitant est considéré comme le premier responsable de la sûreté. De par le principe déclaratif, il est supposé être de bonne foi et prompt à déclarer les problèmes éventuels à l'ASN. Or nous constatons une absence récurrente de transparence vis-à-vis du public, des malfaçons non déclarées – comme l'a montré l'exemple du Creusot –, des incidents souvent minimisés. La communication ne se prive pas de manier l'euphémisme : on a vu ainsi un « défaut d'étanchéité » à Fessenheim cacher une fuite de 100 mètres cubes d'eau, une « fuite de vapeur » à Dampierre être déclarée non radioactive et sans aucun danger pour l'environnement, alors même que ce postulat peut être questionné.

L'indépendance et les moyens dont dispose l'ASN posent également question. Qualifiée de « gendarme du nucléaire », l'ASN n'est-elle pas plutôt une sorte d'accompagnatrice manquant parfois d'intransigeance ? En outre, du propre avis de l'ASN, les moyens humains et les pouvoirs de sanction dont elle dispose sont insuffisants et ne permettent pas de lutter contre les fraudes.

Certaines décisions, qui traduisent une perméabilité aux pressions des industriels, ne laissent pas de nous interroger. L'ASN était au courant depuis 2005 ou 2006 de ce qui se passait au Creusot. N'a-t-elle pas pu intervenir, ou n'a-t-elle pas voulu intervenir ? La question est ouverte. La décision que l'ASN a prise sur la cuve du réacteur européen pressurisé – European Pressurized Reactor (EPR) – n'a-t-elle pas été dictée par des impératifs économiques, plutôt que par le souci de la sûreté ?

Nous relevons aussi que l'ASN se laisse imposer le tempo des industriels, ce qui leur permet d'obtenir, par le fait accompli, la prolongation des vieux réacteurs. Pour produire l'avis nécessaire sur la prolongation des réacteurs au-delà de quarante ans, l'ASN est censée recevoir des informations de la part d'EDF. Ces informations tardant à arriver, l'avis qui devait être publié en 2019 ne sera finalement opposable qu'en 2021, alors même que le grand carénage est lancé, que certaines visites décennales – les quatrièmes, donc – ont déjà été engagées. On peut se poser des questions sur le référentiel de sûreté qui sera appliqué et sur la capacité de l'ASN à obtenir ces informations d'EDF.

Pour finir, j'évoquerai le cas du centre industriel de stockage géologique (CIGEO). De nombreux éléments ont été soulevés par l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et par l'ASN. L'installation semble sur les rails, alors même qu'elle présente des défauts intrinsèques : il existe un risque d'incendie souterrain non maîtrisable ; l'architecture est telle qu'elle ne permet pas de limiter les rejets en surface ; les modalités de surveillance, pour l'instant, posent problème. Enfin, on peut douter de la capacité, en cas d'accident, à récupérer les déchets, à poursuivre le stockage ou même à intervenir, ce qui remet en question la fameuse réversibilité promise par la loi.

J'ajoute que le dossier d'options de sûreté (DOS) du projet CIGEO est conçu comme si toutes les ressources étaient disponibles pour mener à bien la construction de cette installation. Pourtant, le coût de cette installation, fixé de manière arbitraire par Mme Royal à 25 milliards d'euros, est chiffré par l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) à 34,5 milliards d'euros, un coût que l'ASN considère elle-même comme sous-estimé. La question se pose de la sûreté d'une installation pour laquelle les provisions ne seront pas disponibles le moment donné. A moins que les citoyens ne remettent la main à la poche, Cigéo risque d'être une installation low cost. Il serait profitable à votre commission d'auditionner des personnes travaillant spécifiquement sur le dossier CIGEO.

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