La loi de programmation militaire présente à nos yeux d'assez graves insuffisances. Je vais les exposer, en évoquant la conception du texte, les principes qui le structurent et les manquements à ces mêmes principes qu'on peut déceler.
D'après le Gouvernement, la LPM traduit les orientations de la Revue stratégique de sécurité et de défense. Il faut donc revenir à elle.
Notons d'abord que son calendrier de travail a été inutilement resserré : à peine trois mois, dont deux mois d'été. Ce ne sont pas des conditions de travail idéales pour produire une réflexion neuve, ce qu'aurait pourtant exigé notre sujet. De fait, les auteurs se sont surtout concentrés sur des concepts anciens et de vieux réflexes pour parer au plus pressé.
Ce calendrier a eu pour autre conséquence de limiter à presque rien la consultation des groupes parlementaires. Comme d'habitude avec ce Gouvernement, le rôle de notre assemblée a été lourdement minoré et le travail d'audition de notre commission ne pourra pas faire illusion.
L'attitude du président de la République a confirmé cette tendance. La lettre de mission qu'il a donnée à Arnaud Danjean excluait d'office la question de la dissuasion, pourtant centrale dans notre stratégie de défense.
Du point de vue budgétaire, l'objectif des 2 % fixé par l'OTAN était déjà adopté avant la rédaction de la Revue stratégique – indépendamment de toute réflexion précise sur les besoins et les objectifs de nos armées. De plus, le choix fait par l'exécutif de ne pas laisser le temps aux différentes missions d'information de rendre leurs travaux témoigne encore de son peu de considération pour la représentation nationale.
Notons enfin que le texte qui nous est présenté est une sorte d'omnibus législatif dont le caractère budgétaire est très dénaturé et qui n'a manifestement pas fait l'objet d'une relecture aussi attentive que nécessaire. On se reportera par exemple à la page 146 du projet de loi pour constater que le tableau des reports de charge de l'alinéa 481 donne des valeurs exprimées en milliards d'euros quand l'article précise justement que ces reports sont exprimés en pourcentage des crédits hors masse salariale. Heureusement, notre rapporteur a relevé cette incohérence et proposé un amendement visant à la corriger.
Le défaut de conception originel de la Revue stratégique et de la LPM tient en premier lieu à l'absence de bilan stratégique des opérations extérieures. Chacun répète que le taux d'engagement des armées ces dernières années a été exceptionnel, mais personne, ou presque, ne s'interroge sur les effets stratégiques et les résultats de cette mobilisation des forces. Ce n'est pourtant pas faire injure à nos soldats que de questionner les choix politiques au nom desquels certains d'entre eux ont perdu la vie. En réalité, c'est bien la moindre des marques du respect dû à leur mémoire.
La faiblesse de la Revue stratégique est de n'être qu'un catalogue des menaces, plutôt exhaustif, mais sans mise en perspective avec les objectifs que la France doit atteindre sur la scène internationale. Ainsi, la LPM est d'une discrétion alarmante quand il s'agit d'affirmer que la paix est l'objectif premier de toute action extérieure de la France. À ce sujet, certaines dispositions de la LPM sont inacceptables, même camouflées par la grisaille d'un rapport annexé. C'est par exemple le cas du soutien à l'export d'armements : la hausse des moyens et des effectifs dédiés, et l'argumentation extrêmement cynique qui la justifie, sont assez scandaleux.
Dans ces conditions, les choix qui ont été faits n'en sont pas. On a privilégié la continuité, on s'est arc-bouté sur des fétiches qui nourrissent l'illusion de la puissance.
Le premier des fétiches, c'est l'objectif des 2 % du PIB lui-même puisqu'il ne repose que sur les exigences de l'OTAN. Ce gadget de communiquant, qui cherche à montrer que la France assume des efforts financiers importants pour assurer sa propre sécurité en toute indépendance, indique en fait le contraire : la France se plie aux volontés d'une alliance obsolète, mise au service des intérêts des USA et en particulier de son industrie, à laquelle les États membres finissent invariablement par acheter du matériel sur étagère.
Qui plus est, il faut le rappeler à ceux que leur fascination pour le capitalisme étasuniens obnubile, l'Alliance atlantique n'est pas un facteur de stabilité pour l'Europe et pour le monde ; elle est un grand fauteur de tensions. Son extension continue à l'Est après l'effondrement de l'Union soviétique ne pouvait pas ne pas faire naître en Russie un sentiment d'humiliation et d'encerclement aux conséquences délétères. Quant à la Chine, son accession au sommet de la hiérarchie des puissances, rend Washington fébrile puisqu'elle met en danger le leadership étasunien essentiellement fondé sur la puissance militaire et la prééminence du dollar.
Or la LPM, dans le droit fil d'une décennie de renoncements, ne questionne même pas le privilège donné à l'OTAN dans le système d'alliances de la France. Elle adopte des inquiétudes et désigne des adversaires qui ne sont pas les nôtres. Prétendre seulement défendre les droits de l'homme en ne parlant que de la Chine et de la Russie sans rien dire de la monarchie d'Arabie saoudite, du despotisme turc ou encore du colonialisme israélien, c'est mettre la France à la remorque des USA. En l'espèce, nous avons bien tort de lier nos destinées à celle d'une puissance que le déclin rend agressive, et de refuser de dialoguer librement avec la Chine et la Russie, quelques réserves qu'on puisse légitimement avoir sur leurs gouvernements.
Le deuxième fétiche de la LPM est la conséquence paradoxale de cette obstination stratégique à suivre les États-Unis : il s'agit de la fuite en avant européenne.
L'idée de la coopération européenne pour la défense souffre de quatre problèmes. Tout d'abord, les traités excluent a priori l'idée d'une défense proprement européenne, puisqu'ils sous-traitent cette question à l'OTAN. Ensuite, rappelons qu'une politique de défense suppose la souveraineté d'un peuple ; or il n'y a pas, à l'heure actuelle, un peuple européen, mais des peuples européens. Troisièmement, les disparités techniques et les désaccords entre États membres sont tels que la coopération ne peut en réalité qu'être limitée au risque d'être déséquilibrée et déloyale : les achats de matériels américains par les plus proches de nos amis européens nous le rappellent régulièrement.
Les raisonnements en faveur d'un prétendu approfondissement de la coopération européenne ne tiennent pas. Ils relèvent soit de la méthode Coué, lorsqu'on prétend relever de 36 % la part des programmes d'armements menés en coopération, soit du cynisme lorsqu'on souhaite faire du fonds européen de défense une manne financière pour l'industrie de défense nationale. En tout état de cause, qu'il s'agisse d'aveuglement ou de cynisme, les conditions ne sont pas réunies pour poursuivre dans cette voie.
Le troisième des fétiches de la puissance, c'est la dissuasion nucléaire. Le choix fait par le président de la République, et qu'on nous demande de ratifier, n'en est pas un. La Revue stratégique souligne l'évolution des menaces sur la crédibilité de la dissuasion à moyen terme. Le bouclier antimissile accepté à Chicago en 2012 a affaibli notre dispositif. Les déclarations de Donald Trump au sujet du développement d'armes nucléaires tactiques et les essais russes de missiles hypervéloces devraient inciter à une réflexion publique et éventuellement à une mise à jour de notre doctrine. Mais, encore une fois, le débat est confisqué et c'est le statu quo qui prévaut.
Pourtant, ce statu quo va engager la France pour plusieurs dizaines de milliards d'euros et pour plusieurs décennies. Le choix de moderniser et de renouveler les deux composantes de la dissuasion, alors qu'il n'y a pas d'urgence réelle à en décider ainsi, éloigne la France des objectifs de désarmement qu'elle défend depuis des années.
Cette question de la dissuasion amène à évoquer plus précisément les chiffres et le mythe de la hausse budgétaire.
En effet, les dépenses engagées pour le renouvellement de la dissuasion dans ses deux composantes vont très nettement obérer les hausses de crédit annoncées. Le flou qui demeure à ce sujet oblige à raisonner avec une fourchette de dépenses entre 25 milliards d'euros et 37 milliards d'euros.
Nous aurons le temps de revenir précisément sur ces chiffres au cours de nos débats. Cependant, il est évident que les efforts financiers promis par le Gouvernement seront très largement absorbés par la dissuasion.
Ils seront également grevés par la hausse de l'enveloppe des OPEX. Réclamée par la Cour des comptes, cette hausse est problématique pour deux raisons au moins. D'une part, elle postule un taux d'engagement des forces aussi élevé que celui des dernières années, alors que chacun le tient pour exceptionnel. D'autre part, elle met progressivement un terme au principe du financement interministériel auquel nous avions pourtant entendu dire que la majorité, comme le chef d'état-major, était attachée...
Il faut ensuite faire remarquer que la hausse budgétaire dont se vante l'exécutif ne prendra pour l'essentiel effet qu'après la fin du quinquennat. Tant du point de vue financier que du point de vue du matériel et des ressources humaines, chacun aura effectivement remarqué que les hausses promises sont réparties comme suit : un tiers des dépenses sur les deux premiers tiers de la période, deux tiers sur le dernier tiers de la période... Cette courbe bizarre est en fait la traduction du maintien de la politique d'austérité dans les armées, fixée par les objectifs de la Commission européenne et par la loi de programmation des finances publiques.
Enfin et parce qu'il est impossible à cet instant d'être exhaustif, il faut remarquer un grand absent de ce projet de loi de programmation militaire : le service national universel. Il serait difficile de compter les changements de pied du Gouvernement et de la majorité à ce propos. Quoi qu'il en soit, si la position arrêtée, pour l'instant, par Emmanuel Macron devait être mise en application, c'est-à-dire un service obligatoire de trois mois pour toute une classe d'âge, alors il est tout à fait impossible que ce dispositif soit neutre pour le budget des armées.
Quand bien même le Gouvernement mobiliserait les autres ministères éventuellement concernés, comme l'éducation nationale, il est illusoire, voire mensonger, de prétendre mobiliser plusieurs centaines de milliers de jeunes gens, sans que les armées n'assument une dépense substantielle.
Finalement, ce sujet aura été emblématique de l'approche des questions de défense par le président de la République : le choix d'une posture régalienne entièrement contredite par les actes.
C'est ce dont témoigne également ce projet de loi de programmation militaire.