Intervention de Amiral Christophe Prazuck

Réunion du mercredi 14 février 2018 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Amiral Christophe Prazuck, chef d'état-major de la marine :

Depuis plus de six mois, nous avons mené un travail de réflexion de fond : auditions parlementaires en juillet, revue stratégique en août et septembre, auditions parlementaires en octobre sur le projet de loi de finances, travaux de LPM de novembre à janvier. J'estime avoir eu l'occasion d'exprimer suffisamment mes analyses, ambitions et préoccupations.

La revue stratégique a identifié quatre défis importants pour la marine.

Il s'agit d'abord du réarmement naval, qui sous-tend les rhétoriques de puissance, notamment la prolifération de sous-marins et de systèmes de missiles.

Il s'agit ensuite du pouvoir égalisateur de la technologie. De nombreux groupes non étatiques possèdent aujourd'hui des armes qui étaient, il y a quinze ou vingt ans, réservées à des États. Les missiles dotés d'autodirecteurs appartenaient autrefois à l'arsenal des grandes puissances et sont aujourd'hui disponibles pour des groupes non étatiques.

Il s'agit encore du nomadisme des crises et du terrorisme militarisé.

Il s'agit enfin de l'affaiblissement de l'ordre international, qui nous touche plus particulièrement, nous autres marins, puisqu'il se traduit dans tous les espaces communs : espace cyber, espace exo-atmosphérique, espaces maritimes… Dans ces derniers, on observe une remise en cause du droit maritime international, notamment en mer de Chine méridionale. Pour la deuxième puissance maritime mondiale qu'est la France, il s'agit d'une question importante.

Comment la LPM répond-elle à ces défis, quelle est mon analyse ? Mon unique obsession, c'est la préparation au combat, dans le contexte stratégique durablement dégradé que je viens de vous décrire.

La ministre des Armées vous a décrit la semaine dernière les quatre grands thèmes de ce projet de loi : les ressources humaines, le renouvellement de nos capacités, l'autonomie stratégique nationale et européenne, l'innovation.

Prenons d'abord les ressources humaines. Je constate que je dois améliorer les conditions d'exercice du métier de marin. C'est un enjeu existentiel pour la marine. Je constate que les autres marines européennes sont en très grande difficulté sur le sujet. J'observe par ailleurs le décalage croissant entre le mode de vie des marins, d'une part, et le mode de vie et les aspirations des jeunes Français et Françaises, d'autre part. J'offre de la rusticité, de l'imprévisibilité et de la rupture numérique : c'est souvent à l'inverse de leurs attentes.

Pour remédier à ce décalage, je dois prendre des mesures fortes et innovantes, afin de rétablir un équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Quatre axes ont été identifiés.

Premier axe : Nous avons fait ces deux dernières années un effort ciblé pour compenser l'absence opérationnelle, grâce à des mesures indemnitaires fortes (indemnité de sujétion d'absence du port base, indemnité d'absence cumulée). Je dois poursuivre dans cette voie grâce à d'autres leviers, notamment l'amélioration des conditions de vie à bord.

Mon deuxième axe est constitué par le volet « familles ». Le plan « Famille » ministériel est repris dans la LPM, grâce à une meilleure prise en charge du logement, de la mobilité géographique liée aux mutations, de l'accueil de la petite enfance, de l'information des familles et de l'action sociale.

Préserver le modèle à flux constitue mon troisième axe : tous les ans, nous embauchons 3 500 marins ; tous les ans, 3 500 marins quittent la marine. Cela permet d'obtenir une moyenne d'âge faible : 35 ans en général, 30 ans sur les bâtiments, 29 ans à bord des sous-marins. Cette moyenne d'âge faible garantit l'efficacité de nos équipages et de nos bâtiments, car naviguer pendant plusieurs mois demande de la forme physique, de la résistance et de la jeunesse.

Mener une politique de compétences constitue mon quatrième axe. Nous sommes en effet passés d'une marine d'effectifs à une marine de compétences. Je dois donc générer ces dernières, en offrant aux marins nouvellement formés un parcours attractif en termes de rémunération, de progression professionnelle, de perspectives de carrière. Nous y travaillerons particulièrement lorsque sera examinée la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) : il s'agit de remplacer les 174 indemnités actuelles, illisibles et, pour certaines, très anciennes, qui ne correspondent plus aux réalités d'aujourd'hui, par un système plus cohérent qui permettra de compenser les sujétions, de valoriser les compétences et d'être à la fois attractif et compétitif dans la fidélisation de ces compétences.

J'en viens au deuxième grand thème de ce projet de loi : le renouvellement des équipements.

Il s'agit d'abord de parer des ruptures capacitaires. Depuis 2010, nous étions en rupture capacitaire de patrouilleurs, notamment dans les départements d'outre-mer. La LPM prévoit la livraison de six unités pour l'outre-mer d'ici à 2024, au lieu de deux d'ici à 2025 dans les programmations précédentes. Elle prévoit aussi la commande de dix patrouilleurs de haute mer sur la période de la LPM, dont les deux premiers exemplaires seront livrés d'ici 2025 ; cette accélération est extrêmement bienvenue. Elle répond à la pression croissante qui s'exerce sur les ressources halieutiques et sur la souveraineté de nos zones économiques exclusives, en comblant le trou capacitaire que l'on pouvait observer, notamment outre-mer. En ce domaine, les nouvelles sont donc excellentes, pour la métropole comme pour l'outre-mer.

Nous nous réjouissons aussi de la commande de quatre nouveaux pétroliers ravitailleurs, probablement en coopération avec l'Italie, au lieu des trois qui étaient prévus dans les travaux précédents. Deux seront livrés avant 2025. C'est une double bonne nouvelle : d'abord sur le plan quantitatif, puisque nous reviendrons à un format à quatre, que nous avons connu jusqu'en 2015 et que je juge nécessaire ; ensuite sur le plan qualitatif, car il fallait nous mettre en conformité avec les normes environnementales et de sécurité de la navigation.

Une troisième rupture capacitaire sera comblée rapidement par la LPM, grâce à l'acquisition d'une flotte intérimaire d'une quinzaine d'hélicoptères de gamme civile à l'horizon 2020, en attendant l'arrivée de l'hélicoptère interarmées léger. Après plus de cinquante ans de bons et loyaux services, l'Alouette 3 de Fantômas que j'avais évoquée lors d'une précédente audition va être rendue à la vie civile. C'était impatiemment attendu.

Il s'agit ensuite de moderniser notre outil de combat. La LPM prévoit quinze frégates de premier rang à l'horizon 2030 : deux frégates de défense aérienne (FDA), huit frégates multi-missions (FREMM) et cinq frégates de taille intermédiaire (FTI). Sur ce point, j'appelle votre attention. Durant la prochaine décennie, avant l'entrée en service de la première FTI en 2023, nous allons d'abord connaître une baisse du nombre de nos frégates de premier rang. Elle sera compensée par la rénovation des frégates légères de type La Fayette, absolument nécessaire pour combler ce trou.

De même, dix-huit avions de patrouille maritime Atlantique 2, au lieu de quinze, seront rénovés, dont le premier à partir de 2019, les trois suivants en 2020, puis cinq encore en 2021. Les senseurs de ces appareils rénovés sont très prometteurs. Ils seront mis en service opérationnel à partir de 2021.

La LPM prévoit l'acquisition de six sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) Barracuda, dont quatre avant 2025. Les forces spéciales seront équipées de nouveaux propulseurs sous-marins, pour conduire des opérations spéciales depuis les Barracuda, mais aussi des nouvelles embarcations rapides Écume. Enfin, nous connaîtrons la modernisation de nombreuses autres capacités, comme la chasse aux mines et la surveillance maritime.

L'enjeu de cette modernisation est simple : conserver l'avantage, qualitativement et quantitativement, face à nos adversaires potentiels. Aujourd'hui, même des groupes armés non étatiques disposent de missiles qui volent à Mach 0,9. En face d'eux, nous aurons besoin de guerre électronique de missiles Aster de dernière génération. La modernisation de l'outil de combat nous fournira ces moyens.

J'en viens au troisième grand thème de ce projet de loi : l'autonomie stratégique. Pour la marine, l'autonomie stratégique de la France, c'est avant tout au moins un sous-marin nucléaire lanceur d'engins (SNLE) à la mer en permanence depuis le 20 janvier 1972. Pour que cette dissuasion soit crédible, il faut moderniser tant le porteur que les vecteurs. Le sous-marin porteur doit être invulnérable et indétectable ; l'année 2020 sera celle du lancement en réalisation du premier SNLE de troisième génération, pour une mise en service dans le courant de la décennie 2030.

Comme le président de la République l'a rappelé, nous devons également développer notre capacité à entraîner des partenaires, notamment européens, autour de capacités « discriminantes », c'est-à-dire celles que les autres n'ont pas : capacités de renseignement et de commandement, missiles de croisière, sous-marins nucléaires d'attaque. Le Charles-de-Gaulle relève de ces capacités ; le projet de LPM prévoit ainsi le financement des études portant sur la nouvelle génération de porte-avions : quel mode de propulsion, quel type de catapulte, quels avions, quel tonnage ?

J'en termine par le quatrième grand thème de ce projet de loi : l'innovation.

Il y a cent ans, pendant la Première Guerre mondiale, c'étaient les militaires qui étaient à la pointe de l'innovation. Ils utilisaient l'avion, la radio, ils inventaient le sonar. Aujourd'hui, ce sont nos adversaires, et singulièrement nos adversaires non étatiques, qui sont extrêmement agiles pour tirer parti des nouvelles technologies. Le métier de pirate a ainsi été changé par l'emploi du GPS. Auparavant, le pirate devait d'abord être un bon marin ; aujourd'hui, un GPS lui suffit pour faire peser une menace sur un espace aussi grand que l'océan Indien. Dans le sud de la mer Rouge, des milices non étatiques emploient des bateaux télécommandés chargés d'explosifs qui vont exploser le long de bâtiments militaires. Les groupes terroristes emploient également toutes les ressources de la cryptographie.

Sur le terrain de l'innovation, ce projet de LPM affiche donc une ambition majeure. Nous allons, grâce aux drones embarqués, accroître significativement les capacités de surveillance de nos bâtiments de surface ; grâce à l'intelligence artificielle, nous pourrons demain analyser la masse considérable d'informations maritimes pour mieux distinguer les trafiquants en tous genres et les bateaux au comportement suspect. Enfin, dans le domaine sous-marin, grâce aux véhicules autonomes, nous pourrons demain continuer à entrer dans les zones non permissives, par exemple des champs de mines qui pourraient sembler à première vue impossibles d'accès.

La révolution numérique sera aussi un puissant levier pour moderniser notre fonctionnement de tous les jours, grâce à la simplification des procédures administratives, notamment en matière de ressources humaines.

Voilà donc les quatre grands défis de cette LPM. Je suis parfaitement conscient de l'effort financier que ce projet de loi représente pour le pays. Mais j'ai aussi conscience de la nécessité des mesures prises. Il s'agit d'être au niveau des enjeux que la marine doit relever.

Une fois la loi examinée, amendée, votée et promulguée, j'établirai un plan stratégique pour la marine à l'horizon 2030, que je viendrai vous présenter à l'occasion du cycle d'auditions du début de l'automne. Il tirera avantage des impulsions et des outils donnés par la loi de programmation militaire.

Voici les grandes lignes de ce plan stratégique.

Premièrement, la marine doit être tournée vers le combat. C'est ce qui nous attend demain. Ma première responsabilité est de nous y préparer, avec des unités bien équipées, bien entraînées, bien commandées, capables de prendre le dessus face à n'importe quel adversaire.

Deuxièmement, elle doit être une marine d'emploi, c'est-à-dire une marine qui navigue partout, sans restriction, des unités qui ont de la disponibilité, des munitions, du gazole, des jours de mer, des heures de vol, un soutien logistique performant, des alliés, et des partenaires.

Troisièmement, elle doit être une marine à hauteur d'homme, bien sûr. À l'échelle de vingt ou trente ans, il faudra toujours des hommes et des femmes pour patrouiller, surveiller et combattre. J'ai donc besoin d'hommes et de femmes de talent, que nous devrons cibler grâce à une politique de ressources humaines qui les attire, les forme et les fidélise.

Quatrièmement, elle doit être une marine en pointe, qui tire profit de la révolution numérique, grâce à des unités connectées entre elles, bien protégées de la cybermenace. Cela suppose aussi une masse d'informations analysée, triée, hiérarchisée et utilisable pour la surveillance et le combat, grâce à des outils d'intelligence artificielle.

Aujourd'hui, la permanence de notre action, tout comme notre réseau d'alliés et de partenaires nous permet de bien connaître les théâtres sur lesquels nous sommes déployés, de contribuer à la prévention des crises, d'intervenir si nécessaire, de protéger toujours. C'est le spectre très large de nos capacités et l'excellence de nos compétences qui, au-delà du tonnage et du nombre de bateaux, font de notre marine l'une des toutes premières marines au monde, utile à la défense de notre pays, de notre souveraineté et de nos concitoyens, à la hauteur de nos responsabilités.

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