Intervention de Laurent Bonnefoy

Réunion du mardi 19 décembre 2017 à 17h25
Commission des affaires étrangères

Laurent Bonnefoy, chercheur CNRS au CERI-Sciences Po :

Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, c'est pour moi un honneur d'être invité à vous présenter la situation au Yémen.

On a souvent parlé, depuis trois ans, de « guerre cachée ». Aujourd'hui, nous sommes à un tournant. Sur le terrain militaire, nous assistons à une reconfiguration, notamment après l'assassinat de l'ancien président Ali Abdallah Saleh. Il y a par ailleurs une prise de conscience, dans les pays occidentaux, de l'urgence à agir et de la nécessité de sortir de l'impasse militaire et de la tragédie humanitaire. L'appel publié hier dans Le Monde et signé par 350 personnalités – intellectuels, prix Nobel, chercheurs… – signale ce revirement.

Rappelons quelques faits. La position du Yémen est stratégique, à la croisée de routes commerciales essentielles. Il compte aujourd'hui environ 30 millions d'habitants, et connaît une croissance démographique énorme : sa population devrait doubler dans les vingt à venir. C'est aussi le pays le plus pauvre du Moyen-Orient, mais un pays dont l'histoire extrêmement riche le différencie nettement d'autres pays de la région, en particulier les monarchies du Golfe.

Si l'on a si peu parlé de cette guerre, c'est d'abord, je crois, lié à la complexité de ce conflit, dont les acteurs sont yéménites : la situation est peut-être apparue trop « exotique » pour être comprise. De plus, ce que j'ai appelé « l'obsession sécuritaire » a pu jouer : dans le contexte de la lutte contre le terrorisme, nous nous sommes concentrés sur al-Qaida, délaissant d'autres dynamiques qui ont ré-émergé récemment, le mouvement sécessionniste du sud mais aussi le mouvement houthiste. Cette configuration nouvelle, surgie après le printemps arabe, a conduit les puissances occidentales et notamment les États-Unis à négliger le dossier yéménite, considéré comme trop complexe pour que l'on s'y engage.

Les Occidentaux ont laissé leur présence et leur engagement se déliter, et laissé l'Arabie Saoudite prendre en charge, seule, le dossier yéménite. Celle-ci, avec ses intérêts propres, a décidé d'intervenir : ce fut l'opération militaire « Tempête décisive », lancée dans la nuit du 25 au 26 mars 2015. Près de trois ans plus tard, cette intervention militaire continue. Elle vise à restaurer le pouvoir du président reconnu par la communauté internationale, Abdrabbo Mansour Hadi. Celui-ci a été mis sous pression d'une part par la rébellion houthiste, et d'autre part par l'ancien régime.

La structure du conflit est avant tout locale. Elle naît de l'échec de la transition qui a suivi le printemps yéménite, mais aussi de rivalités entre élites nationales. Au-delà, la dimension géopolitique a été façonnée par l'Arabie Saoudite, qui souhaiterait restaurer le pouvoir du président considéré comme légitime, M. Hadi, mais aussi combattre les miliciens houthistes que les Saoudiens et leurs différents ennemis renvoient à leur alliance avec l'Iran. Les houthistes seraient les agents d'un projet expansionniste iranien.

Il faut aussi reconnaître qu'il n'y a pas là une agression qui serait unanimement rejetée par la population yéménite : les houthistes ont des opposants. Certains groupes ont donc applaudi l'engagement militaire des Saoudiens : le président Hadi lui-même, mais aussi en particulier les mouvements sudistes.

Différents signaux indiquent néanmoins que cette option militaire est un échec. Tout d'abord, il faut constater l'enlisement : le front est gelé depuis deux ans et demi. Le désastre humanitaire doit en outre nous alerter.

Au-delà des simples considérations humanistes, le pire cynique, qui considérerait avant tout les intérêts économiques occidentaux, notamment les contrats d'armement, devrait être préoccupé de l'évolution du conflit. La stratégie militaire adoptée risque en effet de s'avérer coûteuse pour les Yéménites bien sûr, mais aussi pour la région, voire pour l'Europe. Faut-il rappeler que l'attentat contre Charlie Hebdo a été revendiqué, et sans doute planifié, par l'organisation al-Qaida dans la péninsule arabique ? Or l'état de guerre a renforcé les djihadistes, leur offrant une base territoriale – ce sont des acteurs qui se nourrissent du chaos.

Il y a par ailleurs une certaine adéquation entre le discours de la coalition, fondé sur une rivalité entre sunnites et chiites, et celui des acteurs djihadistes. Dès lors, il y a sur le terrain un continuum entre des acteurs soutenus par la coalition et les acteurs djihadistes : on ne sait pas toujours où placer les uns et les autres. L'Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis affirment qu'ils combattent al-Qaida et les djihadistes ; mais, si l'on regarde concrètement qui reçoit des armes et des financements, on peut s'interroger. La projection de la violence pourrait finir par poser problème. Ce point seul suffirait à s'interroger sur le bien-fondé de l'option militaire.

J'appelle également votre attention sur les flux de réfugiés. Nous avons tous en tête la crise politique provoquée par l'arrivée en Europe des réfugiés syriens ; personne n'a envie de la voir se reproduire avec des réfugiés yéménites. Bien sûr, les contraintes géographiques rendent plus difficile une telle évolution, et il y a des pays qui ont accueilli les réfugiés. Mais plus la guerre dure, plus le désespoir monte, plus des gens seront prêts à s'insérer dans des réseaux qui pourraient les conduire vers l'Europe.

Au-delà de la guerre, le Yémen est confronté à des problèmes structurels graves ; si nous laissons pourrir la situation, l'effondrement du pays ne se produira pas à huis clos. Il y aura des répercussions. J'ai mentionné l'explosion démographique à venir ; il faut souligner aussi que les ressources en eau par habitant sont les plus faibles au monde. Sanaa, perchée à 2 300 mètres d'altitude, pourrait se trouver à sec dans les dix à quinze ans qui viennent. Ce sont des situations que l'on ne peut ignorer ; on ne peut pas non plus accepter de laisser mourir de faim 60 millions de Yéménites. Or nous perdons du temps.

Les Saoudiens, qui sont engagés dans un processus de diversification de leur économie, auraient tout intérêt à considérer le Yémen pour ce qu'il est : une menace potentielle, certes, mais aussi – de façon plus constructive – un réservoir de main-d'oeuvre et un marché à développer.

La France doit comprendre que nous sommes à un tournant, et que, parce que les Saoudiens comme les Émiratis sont manifestement très attentifs à l'image qu'ils projettent à l'échelle internationale, il est nécessaire de mettre la pression sur ces acteurs-là. C'est seulement quand les bombardements auront cessé, quand le blocus sera levé, qu'une dynamique politique pourra s'enclencher. On ne peut pas imaginer que les ONG nourrissent à long terme 30 millions de Yéménites. C'est pourquoi il faut agir.

Le processus politique qui permettra l'arrêt des combats ne pourra s'engager que dans un cadre strictement yéménite, certes avec un appui étranger, mais en limitant les interférences extérieures, en particulier saoudiennes, mais aussi iraniennes.

L'intervention iranienne est de plus en plus évidente ; mais il est difficile de renvoyer dos à dos l'Arabie Saoudite – qui bombarde quotidiennement le pays – et l'Iran – qui certes intervient d'une façon certes négative, mais qui n'a rien à voir.

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