C'est un honneur pour moi d'intervenir devant votre commission où Amnesty International est invitée pour la première fois à s'exprimer sur le Yémen.
Pour vous informer sur la situation dans ce pays, vous pourrez vous référer à une note préparée par un collectif d'organisations non gouvernementales (ONG) – Oxfam, Action contre la Faim, Amnesty International et Human Rights Watch (HRW) – et que je vais vous transmettre après l'audition. Je vous recommande aussi la lecture, dans Le Monde de ce soir, du message adressé par un collectif issu du monde politique, culturel et universitaire aux dirigeants français et britanniques, pour leur demander d'être vigilants et d'agir.
Pour ma part, je vais me concentrer plus particulièrement sur le sujet des droits humains. En tant que chercheuse sur le Yémen, au cours des trois dernières années, je peux témoigner de l'horreur de la situation dans ce pays. Comme mes collègues, je tiens à partager mon expérience et à rendre compte de la gravité des événements. Au nom d'Amnesty International, j'ai mené plusieurs missions sur place depuis le début de la crise. J'ai parcouru le pays dans son intégralité ; je suis allée dans des régions contrôlées par différentes entités. J'ai rencontré des victimes de ce conflit, souvent déplacées au sein du pays en raison des frappes aériennes, des attaques terrestres et aussi des conditions de vie qui vont de mal en pis quelles que soient les régions.
La coalition dirigée par l'Arabie Saoudite a bombardé des hôpitaux, des écoles, des marchés, des ponts, des quartiers résidentiels. Mais les Houthis ne sont pas en reste et ils lancent aussi des attaques sur des écoles, des hôpitaux et des quartiers résidentiels. Toutes les parties au conflit sont coupables de violations du droit international et humanitaire et des droits humains, et commettent des crimes de guerre.
Le blocus a été condamné par les représentants politiques de nombreux pays. Le Gouvernement français a demandé plusieurs fois l'ouverture d'un accès humanitaire sans entrave mais il n'a jamais dénoncé le blocus en tant que tel.
Au cours de mes missions, j'ai rencontré beaucoup de victimes. En 2015, dans la ville de Sa'dah, au nord du Yémen, j'ai rencontré Salah, un agriculteur qui avait perdu vingt et un membres de sa famille, dont six enfants et sa femme, dans un bombardement de la coalition. Il m'a dit qu'il avait fallu cinq jours pour déterrer tous les corps. Certaines des victimes avaient été tuées lorsque les forces de la coalition avaient frappé une nouvelle fois la zone alors que les efforts de sauvetage étaient en cours. Sur le site de l'attaque, nous avons trouvé des fragments de munitions conçues par les États-Unis et très similaires à d'autres qui sont fabriquées par la France et vendues aux membres de la coalition. L'attaque a tué au moins cinquante-cinq résidents et en a blessé neuf autres. Parmi ces victimes, il y avait trente-cinq enfants.
En mai 2016, à Sanaa, j'ai rencontré un garçon de onze ans, prénommé Walid. Blessé par une sous-munition, une petite bombe, il avait perdu trois doigts et avait eu la mâchoire fracturée. Samir, son frère de huit ans, avait été tué. Walid et Samir gardaient les chèvres dans une vallée, près de leur village, au nord du Yémen, quand ils avaient découvert plusieurs sous-munitions utilisées par la coalition bien que formellement interdites par le droit international. Walid m'a expliqué qu'ils avaient gardé ces armes dans un sac et avaient joué avec elles pendant plusieurs jours avant qu'elles ne finissent par exploser. C'est un exemple parmi d'autres.
La crise s'est aggravée le 4 décembre, jour de l'assassinat de l'ex-président Ali Abdallah Saleh par les Houthis. Ces derniers ont mené des opérations afin d'étendre leur contrôle à la capitale Sanaa tandis que la coalition dirigée par l'Arabie Saoudite multipliait les frappes aériennes. Le niveau de violence a augmenté dans la capitale et dans d'autres régions.
Malgré tout, je voudrais vous adresser ce message : ce n'est pas une crise sans espoir ni solution. La crise yéménite se démarque en cela de la crise syrienne : il y a des solutions à y apporter. Il manque un pays leader qui fera le premier pas pour amorcer le dénouement de ce conflit. La France peut jouer ce rôle de leader en raison de l'influence de sa diplomatie régionale, de ses relations économiques avec les pays de la coalition auxquels elle vend notamment des armes. Dans ce dernier domaine, l'Arabie Saoudite est son deuxième client tandis que les Émirats arabes unis sont le sixième.
La France doit remettre en cause ces transferts d'armes avec la coalition dirigée par l'Arabie Saoudite afin d'être à la hauteur de ses responsabilités et obligations vis-à-vis des civils yéménites qui paient un très lourd tribut à ce conflit brutal. La France a l'obligation juridique, politique et morale de se ranger aux côtés des civils yéménites et des droits humains. Toute autre position de sa part serait aussi inacceptable que coupable.
Pour conclure, je vous appelle donc à voir au-delà de l'aide humanitaire internationale au Yémen et des intérêts économiques vis-à-vis la coalition. Je vous appelle à prendre les mesures nécessaires et difficiles qui peuvent avoir un impact immédiat sur la situation humanitaire et des droits humains au Yémen. N'abandonnez pas la population yéménite qui a été trop souvent oubliée et sacrifiée au nom des relations économiques. Il est temps de passer du secours d'urgence – indispensable mais sans perspective à long terme – à des solutions durables.