Intervention de Laurent Bonnefoy

Réunion du mardi 19 décembre 2017 à 17h25
Commission des affaires étrangères

Laurent Bonnefoy, chercheur CNRS au CERI-Sciences Po :

Je souhaiterais insister, quant à moi, sur le fait qu'une question démocratique se pose, quel que soit le positionnement des uns et des autres. Il est en effet important que les citoyens et les élus soient correctement informés du rôle de la France, qui est manifestement moindre que celui que jouent le Royaume-Uni ou les États-Unis. Là-bas, les citoyens et les élus se sont mobilisés. En Grande-Bretagne, notamment, un mouvement est né sous l'impulsion de Jo Cox, qui a été assassinée pendant la campagne du référendum sur le « Brexit ». En France, nous sommes un peu à la traîne. Or, actuellement, les ONG qui sont sur place nous informent que des crimes de guerre sont probablement commis au Yémen. Il ne s'agit pas de blâmer la France, mais d'être informé.

Cela étant dit, je souhaite revenir sur trois points.

Le premier d'entre eux concerne la polarisation internationale. Le conflit est, certes, extrêmement complexe, mais, à l'échelle régionale et internationale, il est beaucoup moins polarisé et polarisant que le conflit syrien. Autrement dit, si une véritable volonté politique était exprimée – et j'ose espérer qu'elle le sera ici, à l'Assemblée nationale, ou au Gouvernement –, je suis à peu près certain qu'elle porterait ses fruits. Une alternative politique qui ferait l'objet d'un petit consensus au Yémen ne provoquerait pas un veto international. De fait, ni la Russie ni la Chine ne jouent de carte au Yémen. Le seul acteur dont on a du mal à percevoir les intentions, ce sont les États-Unis : l'irrationalité qui est au pouvoir à Washington bloque peut-être les choses. Mais cela ne veut pas dire que les leviers n'existent pas ; on a vu, hier, que la France et le Royaume-Uni avaient accepté de se voir opposer un veto américain. On pourrait donc jouer cette carte-là. En effet, je ne suis pas persuadé que Donald Trump serait disposé à aller loin, surtout si la question humanitaire émerge dans les médias – vous avez eu raison de parler des peuples, mais je pense aux médias et surtout aux élites. C'est pourquoi la tribune parue dans Le Monde, même si le nombre de ses lecteurs est limité, est importante. Le fait que des intellectuels se mobilisent en faveur du Yémen, que des parlementaires consacrent des réunions de commission à ce sujet, crée une dynamique précieuse. Je pense donc que les leviers existent.

J'en viens au rôle des Houthis et à leur lien avec l'Iran. Il est vrai que la dissolution, début décembre, de l'alliance conclue avec Ali Abdallah Saleh – dissolution qui a conduit à l'assassinat de ce dernier – laissait espérer, d'une certaine manière, un affaiblissement des Houthis et un retrait des Saoudiens, qui auraient pu considérer qu'en définitive, le travail se faisait en interne. Or, force est de constater que les Houthis ont été en mesure de résister militairement. Je ne sais pas s'ils sont actuellement en position de force, mais ils bénéficient, dans certaines régions, d'un soutien populaire qu'il ne faut pas négliger. Toutefois, la rupture de l'alliance risque de les affaiblir dans certaines zones. La région de Hodeïda, par exemple, a longtemps constitué un verrou que l'offensive de la coalition pourrait faire sauter. Ce ne serait pas, selon moi, une bonne nouvelle, car une telle victoire risque de galvaniser la coalition, qui se trouve manifestement dans une impasse militaire, symbolique et humanitaire et qui pourrait en conclure qu'elle doit taper de plus en plus fort. Or, il faut le faire comprendre aux Saoudiens et aux Émiratis, ce n'est pas la solution.

Les Houthis ont donc une base, certes réduite, mais réelle, dans ce que l'on appelle les Hautes terres et les zones zaïdites. De fait, un gros tiers de la population se sent, à des degrés divers, zaïdite et serait donc éventuellement disposé à reconnaître les Houthis comme ses représentants.

Quant à la relation avec l'Iran, elle est évoquée depuis une quinzaine d'années. Durant la guerre qui a opposé, entre 2004 et 2010, les Houthis et Ali Abdallah Saleh, le second accusait déjà les premiers d'être les marionnettes de l'Iran. Toutefois, les Houthis n'ont pas de relations structurantes avec l'Iran – et l'inverse est également vrai. Néanmoins, l'implication de ce pays s'est renforcée au fur et à mesure que le conflit s'est développé. L'Iran agit de façon disruptive ou opportuniste et paie, pour son implication, un prix relativement modeste, que ce soit au plan des fournitures militaires ou au plan financier. Il existe de nombreuses rumeurs dans ce domaine. Ainsi, l'affaire du missile soulève différentes questions, notamment celle de savoir s'il est arrivé avant la mise en oeuvre de l'embargo, imposé du reste par une résolution de l'ONU, dont on peut discuter. L'implication de l'Iran est, de fait, croissante et opportuniste mais, je le répète, elle n'apparaît pas comme étant symétrique de celle de l'Arabie Saoudite.

Par ailleurs, un certain nombre de milices djihadistes sont manifestement directement financées par les acteurs de la coalition. Pourquoi ? Parce que les différents pays qui composent celle-ci ont refusé de s'impliquer réellement sur le terrain. Certes, des offensives ont été ponctuellement menées par des soldats saoudiens et émiratis, mais elles ont été extrêmement marginales, car elles ont fait des victimes dans leurs rangs. Or, ces pays ne sont pas prêts à payer un tel prix. Ils ont donc fait appel à des mercenaires et à l'armée soudanaise qu'ils utilisent, suivant une logique fondamentalement raciste, comme chair à canon dans une guerre qu'ils ne souhaitent pas mener directement.

Ils s'appuient également, par ailleurs, sur des acteurs yéménites. Mais, les sudistes – qui, à l'instar des tribus, s'inscrivent dans une logique territoriale – n'étant pas forcément disposés à aller se battre contre les Houthis dans le nord du pays, les seuls acteurs locaux qui ont le carburant idéologique nécessaire pour aller combattre sont les groupes salafistes, dont certains sont donc financés par l'Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis. C'est extrêmement problématique, non pas parce que tous les salafistes mériteraient la mort ou seraient proches d'al-Qaida, mais parce que l'on constate une forme de continuum. En effet, les acteurs du salafisme armé s'inscrivent dans des logiques confessionnelles de polarisation entre sunnites et chiites qui, on l'a vu en Irak, sont coûteuses. Dès lors que ce type de mécaniques identitaires est enclenché, il est très difficile d'en sortir.

Certes, les Saoudiens et les Émiratis peuvent être de bonne foi : leur objectif est peut-être de combattre les djihadistes, parallèlement à leur lutte contre l'influence iranienne. Mais l'opérationnalisation de ces objectifs et de cette politique suscite un certain nombre d'interrogations. Il ne faut donc pas prendre les politiques menées pour argent comptant. Ces diplomaties manquent d'expérience et de ressources humaines. S'ériger en chef de guerre, se projeter comme une puissance régionale, cela s'apprend et nécessite autre chose que des sous.

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