Intervention de François Ruffin

Réunion du mercredi 21 mars 2018 à 9h35
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Ruffin :

J'interviens au nom du groupe de la France insoumise.

Le rapporteur a évoqué une « coécriture » : elle a été large, en effet, entre les lobbys et la Commission européenne ! Toute la correspondance entre la direction générale du marché intérieur et les lobbys a été analysée par l'ONG Corporate Europe Observatory : on voit très bien que l'idée vient de la Trade Secrets and Innovation Coalition (TSIC) et que ce lobby est ensuite intervenu à toutes les étapes de la construction du texte. Quand la Commission décidait d'organiser une table ronde, par exemple, elle envoyait un mail au TSIC et à BusinessEurope pour leur demander de peupler la réunion et de choisir les journalistes invités.

Un certain nombre d'entreprises françaises appartiennent au TSIC – Air Liquide, Alstom, Michelin ou Safran – mais aussi des acteurs américains, tels que Dupont de Nemours, General Electric, Intel, ou suisses, comme Nestlé, je le précise car on nous dit qu'il s'agit de protéger nos entreprises : en réalité, ce sont surtout les multinationales qui bénéficieront de ce texte. Le CEFIC, ou European Chemical Industry Council, qui est le lobby de la chimie au niveau européen, est également membre du TSIC – c'est une espèce de poupée gigogne. Dupont de Nemours, pour sa part, intervient non seulement dans le cadre du TSIC mais aussi directement auprès de la direction générale du marché intérieur. Toute cette bande a recruté comme lobbyiste Joseph Huggard, ancien salarié d'Exxon et de Glaxo SmithKline, qui se vante d'avoir trente années d'expérience au service des substances les plus controversées. Le CEFIC a pour but, affiché, de faire en sorte que les essais cliniques et les données toxicologiques ne soient pas rendus publics, et il se bat contre la possibilité de révéler l'identité des additifs, les émissions de substances chimiques ou les rejets de fumée.

Il faut aussi regarder le palmarès de Dupont de Nemours. Dupont de Nemours, c'est la firme qui a lancé l'essence au plomb dans les années 1920. Nous savons que le plomb est une substance nocive depuis l'Antiquité, depuis trois millénaires. Dès 1921, Pierre du Pont, le patron de Dupont de Nemours est tout à fait conscient de la toxicité de l'essence au plomb. Il écrit lui-même en privé que le plomb tétraéthyle (PTE) est « un liquide très toxique s'il entre en contact la peau, donnant lieu à un empoisonnement par le plomb presque immédiatement. » Mais les dirigeants de cette entreprise vont tout mettre en oeuvre – achat de scientifiques, utilisation de lobbies – pour cacher la toxicité du plomb pendant des décennies.

Ce sont des récidivistes : ils ont fait la même chose ensuite avec le fluor, substance qu'ils ont inventée en 1946 et qui est encore commercialisée. En 1981, ils disposaient d'une étude très précise montrant la toxicité du fluor et ils l'ont cachée. Passons sur leurs agissements à Hawaï.

Quand de telles personnes morales – ou plutôt immorales, amorales – demandent l'adoption d'une directive sur le secret des affaires, quel est leur souhait ? Veulent-ils pouvoir continuer à cacher des études qui démontrent la nocivité de leurs produits ? On comprend l'inquiétude des personnes et des organisations qui ont signé la tribune parue depuis hier dans plusieurs médias. Parmi les signataires, on trouve des organisations non gouvernementales (ONG) comme Anticor, Sherpa ou Greenpeace. On y trouve aussi la Société des journalistes des Échos, la Société des rédacteurs du Monde, la Société des journalistes de TV5 Monde, la Société des journalistes et du personnel de Libération, la Société des journalistes de Premières Lignes.

Quelle est leur principale inquiétude ? « Les soi-disant garanties proposées par le Gouvernement français ne couvrent pas tous les domaines de la société civile et notamment le travail des associations environnementales », écrivent-ils. Quand on voit qui a été à la manoeuvre pour obtenir cette directive européenne, on peut comprendre leur inquiétude.

En tant que député, délégué des gens, je pose la question : devons-nous lutter pour que les multinationales ouvrent leurs portes, leurs registres et leurs ordinateurs ou, à l'inverse, devons-nous leur offrir un instrument de plus pour qu'elles restent dans l'ombre, pour que demeure l'opacité et pour que soient punis les hommes qui viennent apporter quelques lumières sur leurs pratiques ?

Il faut voir dans quel contexte débarque cette directive. On constate l'existence de procédures-bâillons ; le journaliste Denis Robert a subi plus de cent procès ; Vincent Bolloré poursuit des journaux devant le tribunal de commerce et non plus seulement en correctionnelle pour des délits de presse ; Conforama vient de faire condamner Challenges par un tribunal de commerce. Avec ce texte, on ouvre un axe supplémentaire pour permettre aux multinationales de venir taper les lanceurs d'alerte et éventuellement les médias.

Il est des cas où, pour l'Europe, nous devons désobéir à Bruxelles. Nous pouvons refuser cette directive, ce sera notre premier acte de défense. Surtout, il nous est permis de l'adapter, de la modifier et non d'en faire, comme ici, essentiellement un copier-coller. Nous pouvons la modifier de deux manières : en réduisant la portée du secret des affaires à la fabrication et aux savoir-faire ; en accordant, selon le principe du donnant-donnant, de nouveaux droits aux ONG et aux journalistes.

Sur le premier point, il faut savoir que, dans un premier temps, l'idée de la Commission européenne était de limiter cette définition du secret des affaires à la fabrication mais le texte a évolué sous la pression des lobbies. Eh bien, revenons à l'idée initiale de la Commission européenne.

Sur le deuxième point, nous proposons des amendements visant à accorder des contreparties aux lanceurs d'alerte et aux journalistes. Les multinationales veulent cacher essentiellement leurs secrets de fabrication ? Soit, concédons-leur cela mais accordons aussi de nouveaux droits aux ONG, aux journalistes et aux lanceurs d'alerte afin de leur permettre d'accéder à certaines données.

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