Il se trouve que je connais très bien les dirigeants de Bombardier : Laurent Beaudoin, le président fondateur de ce groupe, est un ami personnel depuis trente-cinq ans ; aussi, quand il s'est agi de savoir si nous pouvions faire quelque chose ensemble, j'ai pris mon avion – un Bombardier… –, j'ai emmené Patrick Kron avec moi et nous nous sommes tous retrouvés un matin, à sept heures, à l'aéroport de Montréal, pour nous parler ouvertement.
Le secteur aéronautique de Bombardier est aux prises à de très sérieuses difficultés par le fait qu'ils ont voulu se lancer dans une concurrence frontale avec Boeing et Airbus. Leur problème est très simple : ils ont obtenu des prêts très importants pour financer le développement de leur activité aéronautique ; or la garantie de ces prêts est assurée par leur activité « trains ». Autrement dit, tout montage proposé par Bombardier revenait à ce que l'opération finisse à Montréal. Il n'était pas très facile de proposer un tel schéma à Paris.
J'ai donc essayé de convaincre les dirigeants de Bombardier de l'intérêt du contraire, de leur montrer que les actifs du groupe seraient mieux valorisés s'ils montaient une opération différente. Je constate d'ailleurs que Siemens a abouti aux mêmes conclusions que moi puisque la contrainte était la même, quel que soit le partenaire avec qui Bombardier voulait contracter. Nous avons donc examiné à fond l'hypothèse d'une alliance avec Bombardier et j'ai d'autant plus pu aider Patrick Kron que, comme je viens de le souligner, j'avais des liens personnels avec les équipes de Bombardier.
En ce qui concerne l'État chinois, je ne vais pas me lancer dans des considérations antichinoises primaires mais j'appelle tout de même votre attention sur un point : je me souviens que quand la Chine a voulu acheter des rames de TGV, Siemens a dû en vendre six ou sept et, comme par hasard, on s'est arrêté là et la technologie est passée du côté chinois – mais d'une manière assez brutale, dirons-nous. Patrick Kron, à l'époque, avait refusé de leur vendre des TGV français : il savait qu'on allait nous acheter quatre rames, pas davantage, et que le transfert de technologie se ferait ensuite à titre gracieux…
Il me semble, sans faire de procès d'intention à personne, que nous sommes tout de même pour le moins naïfs. Je constate ainsi que le dernier barrage construit en Côte d'Ivoire, le barrage de Soubré, a été réalisé par des Chinois avec un financement chinois. Or les précédents barrages avaient été construits avec des technologies Alstom, des financements majoritairement français. Les choses ont beaucoup changé : quand vous allez en Afrique, vous rencontrez beaucoup d'entrepreneurs chinois. Leur attitude est d'ailleurs parfois surprenante : ils arrivent avec des collaborateurs et les laissent sur place une fois le chantier terminé… Ils ont les financements, ils ont tout. Nous devons donc être très attentifs. Si Bouygues veut aller faire de la télévision en Chine, je ne suis pas sûr qu'il y arrive ; si je veux aller faire des télécoms en Chine, je ne suis pas sûr que je vais y arriver. Et même du BTP, je ne peux pas. Soit, mais eux, leur interdit-on d'en faire chez nous ? Non.
Qu'on ait voulu aider la Chine de Mao à sortir de ses grandes difficultés en menant une politique très ouverte et très libérale, c'est très bien ; mais, à un moment donné, il faut savoir refermer un peu les portes et rééquilibrer les rapports. Or il me semble que ce n'est pas le cas. Je vous ai parlé de Huawei : ce sont des gens que je connais bien. Je vais chez eux depuis quinze ans : j'ai vu leur activité exploser. Je suis allé chez Nokia : je les ai vus mourir. Alstom, Ericsson, toutes ces entreprises ont énormément souffert. Et que fait Huawei ? Huawei a été un fournisseur public important en Chine. À quelle marge, à quel coût ? Vous n'en avez pas la moindre idée ni moi non plus. Mais je constate tout de même que cela les a formidablement aidés. La Chine possède par ailleurs des universités qui forment chaque année des millions d'ingénieurs très compétitifs.
Il ne faut donc pas sous-estimer la puissance chinoise. J'ai beaucoup de respect pour la Chine ; je suis très admiratif du parcours qu'elle a accompli parce que je fais partie de la génération qui a connu la Chine de Mao. Ma première visite à Pékin, j'avais une vingtaine d'années coïncidait avec la fin de ce système. J'ai vu ce bouleversement incroyable. Bouygues a une position très solide à Hong Kong – mais seulement à Hong Kong, car nous ne pouvons pas franchir la frontière. Nous sommes probablement le premier entrepreneur dans le secteur du BTP, ou le deuxième, selon les années. Nous construisons cet immense pont qui va de Hong Kong à Macao, mais nous nous arrêtons à la frontière…
Pour ce qui est des investisseurs, n'oubliez pas qu'en France le financement des retraites n'est pas fait de la même manière que dans les pays anglo-saxons. Ce n'est pas une critique, seulement un constat. Du coup, les sommes considérables accumulées pour payer les retraites futures dans les pays anglo-saxons, la France ne les a pas puisqu'elle a fait un choix différent : le financement de nos retraites ne se fait pas par capitalisation mais par répartition.
Il ne faut pas sous-estimer le fait qu'il y a peu d'investisseurs en France. J'ai connu l'époque, avant 1990, où les banques françaises avaient dans leurs bilans des lignes d'investissements très importantes : elles étaient alors les grands partenaires financiers de toute l'industrie française. Aujourd'hui c'est presque un crime ! Ou alors, elles ont de telles pénalisations dans leurs ratios de bilan qu'elles n'ont aucun intérêt à investir. Qui donc est investisseur en France ? Les Français qui ont de l'épargne ; or il y a de l'épargne en France, c'est une réalité. Tout ce qui peut constituer un levier significatif, comme l'épargne salariale, doit être une piste à envisager. Cela présente beaucoup de risques, beaucoup de dangers, mais également beaucoup d'avantages. Depuis trente ans, nous avons beaucoup travaillé au sein du groupe Bouygues sur cette question : c'est un vrai sujet de société sur lequel il y a beaucoup à dire. Il faut être vigilant, il faut garder un investissement français significatif en France parce que si nous n'avons affaire qu'à des investisseurs étrangers, un jour ou l'autre, ils partiront avec les actifs.