Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, vous avez raison : il est extrêmement important que la commission des affaires étrangères puisse examiner le projet de loi pour une immigration maîtrisée et un droit d'asile effectif. On ne peut en effet comprendre la situation qu'à condition d'adopter une vision large des choses. Nous avons toujours dit que ce sujet n'était pas seulement national. Il est international, et il induit une politique qui doit se mener en Afrique et dans le cadre européen, en plus de la « brique » dont vous parliez qui doit être posée sur le territoire national.
Je veux commencer par vous présenter un tableau de la réalité européenne en matière d'immigration.
La demande d'asile en Europe a baissé environ de moitié entre 2016 et 2017, passant de 1,2 million à 700 000 personnes, ce qui s'explique par plusieurs facteurs.
Pour la route de la Méditerranée orientale, les accords passés entre l'Union européenne et la Turquie ont permis une baisse significative des entrées illégales. Entre 2015, grande année des demandes d'asile, et 2017, les entrées illégales sont passées de 885 000 à 42 000.
S'agissant de la Méditerranée centrale, à partir de la Libye, on est passé, entre 2016 et 2017, de 180 000 à 120 000 entrées.
En revanche, en raison de la fermeture d'autres routes, on constate une augmentation des entrées par la Méditerranée occidentale. Alors que l'Espagne n'enregistrait quasiment aucune demande d'asile en provenance du continent africain, une nouvelle voie est en train de s'ouvrir. De 2016 à 2017, nous sommes passés de 9 900 à 23 000 entrées, et, pour les deux premiers mois de l'année 2018, on enregistre déjà 3 600 entrées. Le phénomène va donc en s'accentuant.
Au-delà de ces aspects quantitatifs, on assiste à un changement de la nature des flux migratoires.
En 2016, nous avions affaire à des personnes qui fuyaient les théâtres de guerre irako-syriens. Le plus grand nombre de ceux qui demandaient l'asile en Europe et en France venaient de la région de ces conflits. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Certes, on constate la montée en puissance, parmi les pays d'origine, de certaines nations qui sont des zones de guerre ou d'affrontement politique, comme l'Érythrée, l'Éthiopie, ou la Somalie, mais l'on voit surtout, en tête des pays de provenance, des États aujourd'hui sûrs, comme le Nigeria – et je ne parle pas des zones où sévit Boko Haram –, la Guinée, la Côte d'Ivoire, le Mali, et, désormais, la Tunisie, le Maroc, ou le Sénégal.
Des demandeurs d'asile viennent aussi de pays dont les ressortissants sont exemptés de visas pour accéder à l'espace Schengen. C'était le cas, par exemple de l'Albanie, mais depuis que nous avons passé des accords avec le gouvernement de ce pays, les arrivées se tassent – même si les ressortissants albanais occupent aujourd'hui encore un très grand nombre de places du dispositif national d'asile. En revanche, depuis la suppression des visas pour les ressortissants géorgiens, en mars 2017, les demandes d'asiles des Géorgiens augmentent de manière relativement importante.
Dans ce contexte géostratégique, la politique de la France est claire.
Elle entend rester fidèle à la convention de Genève d'accueil des réfugiés, dans la tradition de défense des droits de l'homme propre à notre pays. Nous accueillons les réfugiés en besoin de protection internationale. En revanche, nous ne pouvons évidemment pas accueillir l'ensemble des migrants économiques irréguliers, qui ont vocation à être reconduits dans leur pays d'origine, surtout s'il s'agit de pays très sûrs.
En même temps, nous souhaitons traiter la politique de flux migratoires en coopération avec les pays d'origine des migrants, avec ceux par lesquels ils transitent, et, évidemment, avec les pays de destination. Ces pays se sont réunis à Niamey, la semaine dernière, le 16 mars. J'étais moi-même présent à cette conférence ministérielle, et l'on trouvait autour de la table le Niger, le Tchad, la Libye, la France, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, la Mauritanie, la Côte-d'Ivoire, le Sénégal… Tous les pays concernés, en particulier d'Afrique occidentale, étaient représentés, et, pour la première fois nous avons travaillé ensemble et élaboré une déclaration commune.
Si les migrations non contrôlées déstabilisent un certain nombre de pays européens – on a vu les résultats des élections en Autriche, en Allemagne, et en Italie –, elles déstabilisent aussi les pays africains. Elles favorisent en effet la criminalité organisée parce que, contrairement à ce que l'on pourrait croire, les trafics d'êtres humains sont très organisés. Il existe par exemple des prix de passage pour aller du Soudan en Europe qui peuvent aller de 1 000 à 6 000 euros, selon le niveau d'organisation. Ces réseaux ne se contentent pas du trafic d'êtres humains, ils pratiquent en même temps le trafic de stupéfiants, et le trafic d'armes, et ils sont parfois liés aux réseaux terroristes. Ils déstabilisent les pays d'Afrique.
Cela explique que le Niger, qui se trouve en première ligne pour les problèmes de sécurité, ait décidé d'organiser avec nous cette conférence à Niamey. Nous voyons bien que le terrorisme s'étend en ce moment. Après avoir frappé le Niger et le Mali, il a touché le Burkina Faso – je pense à l'attentat de Ouagadougou. Tout cela est extrêmement imbriqué : pour apporter la sécurité dans ces pays, il faut donc lutter contre les trafics d'êtres humains.
La déclaration adoptée à l'issue de la conférence de Niamey constitue une première. Vous me permettrez de citer ses huit points principaux qui reprennent des problématiques que traitent un certain nombre de pays européens.
Nous sommes en effet convenus de renforcer les cadres législatifs nationaux en matière de lutte contre le trafic illicite et la traite d'êtres humains ; de renforcer les outils nationaux de lutte opérationnelle contre le trafic illicite de migrants, et la traite des êtres humains et mieux coordonner ces outils nationaux au niveau régional et international ; de renforcer les capacités technique et matérielle des forces de défense et de sécurité en charge de la lutte contre le trafic illicite et la traite de personnes dans les pays d'origine et de transit ; de renforcer la coopération judiciaire ; de renforcer le contrôle des frontières ; de protéger les migrants irréguliers et les victimes de traite ; d'assurer le développement durable et la promotion d'une économie alternative pour la maîtrise des flux migratoires – car les choses sont liées, j'en reparlerai. Enfin, nous avons mis en place un comité de suivi de ces engagements, qui réunira l'ensemble des pays signataires de cette charte.
Nous nous sommes également rendus à Agadez, qui était le lieu de passage de tous les migrants irréguliers tentant de gagner la Libye. Ils essaient aujourd'hui de passer aujourd'hui par de nouvelles routes, par l'Algérie, puis par le Maroc, vers l'Espagne. Le gouvernement nigérien a pris des mesures relativement drastiques : le nombre de passages par Agadez a chuté de 330 000 à 60 000 ou 70 000 aujourd'hui. Les mesures prises ont permis de faire diminuer radicalement les migrations clandestines.
Nous avons visité un camp de personnes qui avaient tenté de passer par la Libye, et l'Algérie et qui avaient fait demi-tour. Nous avons tous lu des témoignages sur les conditions tout à fait épouvantables rencontrées en Libye, où se mêlent les pires situations d'hommes et de femmes réduits en esclavage. Sur place, on nous a raconté les sévices sexuels abominables imposés aux femmes. On nous a raconté que, lorsque des migrants tombaient de la plateforme surchargée du véhicule qui les transportait au travers du désert, le pick-up n'arrêtait pas sa course, condamnant les malheureux à mourir abandonnés.
On nous a aussi raconté comment certains pays ramenaient des personnes du côté d'Agadez pour les laisser à trente kilomètres de la frontière nigérienne afin qu'elles rejoignent les zones contrôlées par l'armée du Niger et les installations de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) d'Agadez. Nous avons vu des colonnes de personnes abandonnées.
Les accords que nous signons ont non seulement pour but de protéger les migrants, mais ils visent aussi à restructurer économiquement les zones concernées, parce que l'insécurité détruit totalement l'économie d'un certain nombre de régions.
Prenons l'exemple de la route d'Agadez : lorsqu'elle voyait passer le rallye Paris-Dakar, elle était le centre d'une véritable économie. Pour de nombreux touristes, il s'agissait du point d'arrivée de la traversée du Sahara. Aujourd'hui, l'insécurité régnant et les groupes terroristes occupant une partie du territoire, il n'est plus question de tout cela. Et c'est d'ailleurs ce qui a poussé une partie de la population, notamment les jeunes, à se reconvertir dans le trafic des migrants. Les mêmes qui autrefois convoyaient les tourismes font aujourd'hui traverser les migrants. Le Président de la République, M. Mahamadou Issoufou, nous parlait de « narco-terrorisme » pour nous expliquer que les trafics sont mêlés et variés : les trafiquants font, par exemple, un aller avec des migrants et des stupéfiants, puis un retour avec des armes. Il est donc essentiel que nous puissions lutter contre ce phénomène.
Mener ce combat suppose évidemment que l'on puisse ramener de l'activité économique dans ces zones, en particulier dans celles qui ressemblent à la région d'Agadez. Notre plan fonctionnera si nous sommes capables de sécuriser ces zones, mais il faut aussi que nous apportions des fonds européens et français de manière à promouvoir un développement sur place autour d'activités économiques nouvelles ou renouvelées, comme le retour d'une économie touristique.
Nous avons par exemple visité les locaux de la mission européenne EUCAP Sahel Niger. Les installations qui accueillent les formations dispensées pour renforcer les techniques de sécurisation des forces nigériennes ressemblent à un hôtel de loisirs. Les bâtiments ont été construits en pensant que les touristes reviendraient, une fois la sécurité de la région assurée. Nous apportons notre aide en la matière : nous sommes engagés avec le G5 Sahel ainsi qu'avec l'opération Barkhane.
Nous agissons aussi en faveur de la réinstallation d'un certain nombre de réfugiés, que ce soit à partir du Tchad ou du Niger. Au premier trimestre, la France a d'ores et déjà accueilli 160 Érythréens, mais aussi des Éthiopiens et des Somaliens persécutés dans leur pays d'origine. Nous portons auprès des pays européens les plus coopératifs en la matière l'idée que nous devons réinstaller en Europe un certain nombre de réfugiés.
Nous agissons avec les pays africains, mais nous menons aussi des actions auprès de pays voisins de l'Union, comme l'Albanie. La coopération avec ce pays a été payante. Les demandes d'asile sont ainsi en recul de près de 35 % entre janvier 2017 et janvier 2018, et, pour la même période, les éloignements de ressortissants albanais en situation irrégulière ont progressé de 36 %.
J'ai reçu hier la vice-ministre de l'intérieur albanaise et des officiers qui se rendront dans les régions concernées. Ils sont près à une coopération soutenue, car ils savent que nous devons avancer sur ce dossier dans le cadre de leur demande d'accession à l'Union européenne. Nous ferons la même démarche à l'égard des autorités géorgiennes. Depuis que le visa n'est plus obligatoire, nous constatons une explosion de la demande d'asile de la part des ressortissants géorgiens.
Au-delà de ce que nous faisons avec les pays d'origine, il faut aussi travailler au niveau de l'Union européenne. Plusieurs dispositifs ont été mis en place.
Je pense à FRONTEX, qui était dotée de 300 personnels en 2016, et qui en compte désormais près de 800, et bientôt 1 000, auxquels il faut ajouter une force de réaction d'urgence en cas de crise migratoire – elle pourrait comporter 1 500 agents additionnels. Le nouveau mandat de FRONTEX lui permet désormais d'agir assez efficacement pour la protection des frontières extérieures de l'Union.
L'Europe renforce par ailleurs ses contrôles à ses frontières extérieures.
Des contrôles informatiques systématiques aux frontières extérieures de l'Union sont en place depuis avril 2017. Chaque personne est désormais contrôlée dans le système d'information Schengen (SIS) qui signale les personnes recherchées.
Le système entréessorties a été adopté : d'ici à deux ans, les personnes qui sont actuellement contrôlées aux frontières extérieures seront également enregistrées.
Le PNR, acronyme de Passenger Name Record, permet le recueil des informations d'entréesortie des passagers aériens.
Le dispositif ETIAS, pour European Travel Information and Authorization System, que la France tente de faire adopter, est en cours de négociation.
En même temps que nous contrôlons les frontières extérieures des vingt-huit, la France milite pour une solidarité accrue au sein de l'Union européenne.
Nous menons un combat pour que les pays d'entrée conservent leur responsabilité, et qu'en même temps, les relocalisations soient possibles à l'intérieur de l'Union – encore faut-il que les uns et les autres adhérent à ces dispositifs.
Si les pays européens ont beaucoup accueilli dans les années 2015-2016, aujourd'hui, ils déboutent de nombreux demandeurs d'asile.
En trois ans, l'Allemagne a débouté 500 000 demandeurs d'asile, et la Suède 80 000. Il était urgent d'adopter un texte afin d'éviter que les 800 000 déboutés du droit d'asile dans l'Union puissent venir en France. C'est ce qui a été fait avec l'adoption de la loi du 20 mars 2018 permettant une bonne application du régime d'asile européen, à partir d'une proposition de loi de M. Jean-Luc Warsmann.
J'en viens au projet de loi sur lequel vous aurez à vous prononcer. Je serai bref car vous connaissez ses grandes lignes. Il se développe autour de trois volets.
Le premier volet concerne la protection d'un certain nombre de personnes vulnérables.
Le deuxième volet vise à opérer la convergence de nos procédures les pratiques et le droit européens. Il faut que nous partagions avec l'Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique – en Italie, on ne peut pas dire ce qui se passera – les systèmes les plus convergents possible –, par exemple sur le montant de l'allocation pour demandeur d'asile (ADA), sur les modes de logements, sur la durée de l'examen du séjour. Toute différence serait source de difficultés.
Le Président de la République a souhaité que l'on puisse examiner une demande d'asile dans un délai de six mois, recours compris. Cela permettra que ceux auxquels nous accorderons l'asile puissent assez rapidement s'inscrire dans un processus d'intégration dans la société française. Après six mois, les autres n'auront pas perdu le contact avec leur pays d'origine, contrairement à ce qu'il se passe lorsque nos procédures durent deux ans ou deux ans et demi. Dans ce cas de figure, la situation peut devenir inhumaine parce que les demandeurs ont parfois reconstruit des parcours de vie dans notre pays. Nous essayons de présenter une loi qui raccourcisse les délais et qui s'aligne sur les procédures européennes.
Le troisième volet vise à mieux adapter notre droit aux problématiques opérationnelles. Nous avons essayé de regarder ce qui marche, ce qui marchait hier, ce qui ne marchait pas, de manière à pouvoir corriger tout ce qui, aujourd'hui, nous semble empêcher que l'on puisse trancher et donner une issue à la demande d'asile dans des conditions à la fois dignes pour les personnes concernées, mais également efficaces – car il s'agit aussi de pouvoir maîtriser la demande d'asile dans notre pays.