Intervention de Mycle Schneider

Réunion du jeudi 22 mars 2018 à 15h45
Commission d'enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires

Mycle Schneider :

Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie pour cette invitation. Afin de comprendre la crise systémique actuelle du secteur nucléaire en France et de tenter de trouver des stratégies correctives, j'ai cru utile de commencer par présenter un panorama historique et international d'événements précurseurs, l'affaire Creusot Forge n'étant pas la première de ce type.

J'ai sélectionné une douzaine d'affaires ou d'incidents survenus ces trente dernières années, dont les leçons ne semblent pas avoir été tirées. De cette liste que je vous transmettrai, je retiendrai quatre cas qui montrent que les problèmes de contrôle-qualité et d'activités illicites dans le secteur ne datent pas d'hier et n'ont jamais été résolus.

Je commenterai ensuite les effets que le 11 septembre, et ses développements ultérieurs, ainsi que l'accident de Fukushima, le 11 mars 2011, ont eus sur la sûreté et la sécurité nucléaires.

L'affaire Transnuklear a éclaté il y a une trentaine d'années. Elle impliquait la compagnie du même nom, dont un tiers était alors détenu par la société française Transnucléaire. 24 millions de marks allemands – une somme considérable à l'époque – ont été versés en pots-de-vin pour couvrir un vaste trafic de déchets nucléaires en provenance de plusieurs pays européens vers le site belge de Mol, notamment. Cette affaire, qui a conduit à deux suicides qualifiés de suspects, n'a jamais été élucidée, malgré des commissions d'enquête parlementaires au Landtag de Hesse, au Bundestag, à la Chambre des représentants belge et au Parlement européen, commission pour laquelle j'ai travaillé à temps plein comme conseiller.

En 1998, dans le cadre d'une enquête pour la télévision allemande, j'ai révélé l'affaire dite des transports contaminés. Pendant une quinzaine d'années, Transnucléaire, la Compagnie générale des matières nucléaires (COGEMA) – son propriétaire unique depuis l'affaire Transnuclear – et son client EDF ont dissimulé la contamination massive des conteneurs des camions de transport de combustibles. Celle-ci a dépassé plusieurs centaines de fois, et jusqu'à plus de trois mille fois, les limites réglementaires. La direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN) et l'Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN) – aujourd'hui l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et l'IRSN – ont eu connaissance du problème au moins un an avant que l'affaire n'éclate, mais elles n'ont ni informé leur ministre de tutelle ni appliqué de quelconques pénalités. Il existait bel et bien une alliance entre les deux acteurs.

En 2000 sort l'affaire de la Compagnie européenne du zirconium (CEZUS). Environ 900 000 tubes de combustibles ont été examinés avec une machine de contrôle-qualité défectueuse. Avant que les clients n'en aient été informés, 90 % de ces tubes ont été chargés dans 49 réacteurs en France et dans un nombre inconnu de réacteurs à l'étranger.

Enfin, une gigantesque affaire de corruption a éclaté en 2015 au Brésil, autour de la construction du réacteur Angra 3, un chantier sous contrat avec Areva. Des dizaines de personnes ont été condamnées pour corruption et le patron du nucléaire brésilien a écopé d'une peine de quarante-trois ans de prison.

Quels enseignements faut-il tirer de ces affaires, nombreuses, qui mettent en cause la sécurité, et surtout la sûreté ?

Ces irrégularités ne se produisent pas uniquement en France – l'affaire Creusot Forge n'est pas un exemple isolé –, le phénomène est international.

La fréquence et la gravité des actes illicites dans le secteur nucléaire sont étonnamment élevées.

Les problèmes de type Creusot Forge ne sont pas récents et se poursuivent.

Les irrégularités et les fraudes sont souvent liées au contrôle-qualité.

Certaines affaires illustrent l'échec total de l'ensemble de la chaîne de contrôle, du fabricant jusqu'au contrôleur, sur de longues périodes.

Les problèmes sont systémiques et demandent des réponses systémiques.

Les autorités de sûreté et leurs appuis techniques sont des composantes du problème.

Enfin, les responsables politiques n'ont pas tiré les leçons du passé.

Les événements du 11-Septembre ont profondément modifié la perception de la problématique. Jusque-là, l'acceptabilité du risque était basée sur des probabilités calculées. Une équation primait : un large potentiel de dangers multiplié par une infime probabilité d'accidents = le risque acceptable.

Ainsi, la probabilité d'une chute d'un avion gros porteur sur des installations nucléaires a été calculée comme étant suffisamment faible pour ne pas être prise en compte dans le dimensionnement. En décembre 2001, j'écrivais dans un papier présenté lors d'un colloque organisé par le député Pierre Lellouche à l'Assemblée nationale : « Le 11 septembre 2001, le monde a perdu le facteur rassurant de la faible probabilité. La probabilité des actes de sabotage et d'attaque terroriste ne se calcule pas d'après quelques formules mathématiques. Désormais, nous sommes condamnés à gérer le potentiel de danger des sites et activités et agir pour minimiser leur vulnérabilité à des attaques potentielles. »

Depuis, Fukushima a montré les limites de l'approche probabiliste, même en dehors d'actes délibérés. D'où l'importance, désormais, de gérer le potentiel de danger.

À ma connaissance, aucune action ciblée n'a été appliquée depuis 2001 en France pour réduire les inventaires radiotoxiques, donc le potentiel de danger en cas d'accident ou d'actes de malveillance. À en croire les images diffusées récemment sur Arte, rien, ou presque, n'a été fait sur la vulnérabilité des installations.

La situation a même empiré. À La Hague, l'inventaire de tous les types de matières radiotoxiques a considérablement augmenté depuis 2001. L'ASN a autorisé que la capacité de stockage des combustibles irradiés soit augmentée.

Quels sont les effets du contexte industriel mondial sur la sûreté et la sécurité ? La « renaissance » du nucléaire, une formule que vous avez sûrement entendue, n'a pas eu lieu. En fait, l'accident de Fukushima a accéléré le déclin. Tous les maxima, relevés par le Panel international des matières fissiles, ont été atteints depuis longtemps : le nombre de réacteurs en construction dans le monde a atteint son pic en 1979, celui des réacteurs mis en chantier en 1976. Il y en avait alors 44 ; l'année dernière, ils étaient 4.

Les connexions aux réseaux mondiaux de nouvelles capacités nucléaires sont aujourd'hui insignifiantes – 3 GW en 2017 –, et le taux de renouvellement dans le nucléaire est largement inférieur au minimum indispensable pour assurer sa survie.

Cela a des conséquences directes sur la sûreté et la sécurité. Des erreurs de prévision grossières – la reprise au Japon a été surestimée, tout comme les ventes de réacteurs EPR ou le nombre de nouveaux clients pour La Hague – ont conduit à des pertes importantes d'exploitation, à des coupes dans les effectifs et à des incidents, comme celui qui s'est produit à l'usine de retraitement des déchets de haute activité de La Hague.

La motivation des jeunes pour choisir la filière nucléaire s'en ressent. Les plus brillants vont aujourd'hui ailleurs, car ils ne voient pas d'avenir dans le domaine. Il faut agir et changer d'approche sur cette question aiguë, car nous faisons face à des besoins de renouvellement en personnels très importants.

Le vieillissement du parc mondial conduit à une augmentation des coûts de production, à une réduction des marges et à une baisse spectaculaire de la productivité, avec un très mauvais facteur de charge en France, alors qu'en parallèle les technologies d'énergie renouvelable se développent.

Autant de facteurs qui augmentent la pression quant aux économies à réaliser. Il est difficile de juger où se trouve la limite entre une gestion plus efficace et le début d'une dégradation de la sûreté et de la sécurité.

J'ai formulé treize propositions ; je vous en soumettrai trois qui concernent directement l'Assemblée nationale.

La première est de mettre en place deux groupes d'experts ad hoc, pluralistes et internationaux, sous l'égide de l'Assemblée nationale : le premier groupe aurait pour tâche de préparer une réforme en profondeur de la gouvernance de la sûreté et de la sécurité nucléaire en France ; le deuxième serait chargé d'explorer de nouvelles pistes pour l'avenir des entités CEA, EDF et Orano – orientation stratégique, activités centrales, etc. – et de leur organisation – structure du capital, gouvernance des entreprises.

La deuxième est de renforcer la compétence des députés et de leurs équipes. Pardonnez-moi d'être aussi franc, mais il y a un problème de compétence à l'Assemblée. Savez-vous combien de personnes travaillent à plein-temps sur les questions de l'énergie et du nucléaire au Palais Bourbon ? J'imagine qu'il n'y en a pas – ce qui est mauvais. Il faut créer l'équivalent du Congressional Research Service, un département du Congrès américain dédié aux secteurs énergie et nucléaire, qui emploie aujourd'hui 400 chercheurs, analystes, avocats. Cette force de travail est mise à la disposition des parlementaires, ce qui est essentiel pour les débats et le développement des législations.

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