Madame la présidente, monsieur le ministre d'État, ministre de l'intérieur, madame la présidente de la commission des lois, madame la rapporteure, mesdames les rapporteures pour avis, chers collègues, après l'élection d'Emmanuel Macron face à l'extrême droite, combien aurais-je aimé dire à cette tribune, en paraphrasant les mots prononcés par Raymond Aron à propos de Jean-Paul Sartre en juin 1979, alors qu'ils étaient tous deux mobilisés en faveur des boat people : « Si je me suis retrouvé à côté de Gérard Collomb, ce n'est pas parce que nous sommes politiquement d'accord, mais que nous sommes d'accord dans une cause strictement humaine. »
Hélas, en dépit de l'avis du Conseil d'État et des protestations des associations, en dépit des récriminations des églises, des grèves de l'OFPRA et de la CNDA, en dépit des alertes du Défenseur des droits, de la Commission nationale consultative des droits de l'homme – CNCDH – , des analyses des chercheurs, de l'émoi des intellectuels, des doutes de vos propres amis, de vos propres élus, vous nous proposez aujourd'hui une loi inutile, dangereuse et cynique.
Inutile, d'abord. En effet, qu'avons-nous fait il y a deux ans, alors que des milliers de demandeurs d'asile survivaient dans des conditions indignes à Calais ? Nous avons organisé, avec Bernard Cazeneuve, leur relogement un peu partout en France, et nous avons amélioré les procédures et renforcé les moyens de l'OFPRA. Ce n'est donc pas d'une nouvelle loi que notre pays a besoin, mais de temps et de moyens supplémentaires – tel est l'avis du Conseil d'État.
Dangereuse, ensuite, car ce projet de loi sur l'asile et l'immigration est tout entier fondé sur une logique de suspicion, tendant à faire primer des considérations répressives au détriment des droits fondamentaux. Il organise un traitement expéditif des demandes d'asile en multipliant l'emploi des procédures accélérées. Il engage également les réfugiés dans une course contre la montre en resserrant les délais de recours en justice avec, pour résultat attendu, la multiplication du nombre des déboutés. La même doctrine tend à légitimer un renforcement inédit des moyens coercitifs d'enfermement et d'éloignement des déboutés du droit d'asile. En réalité, c'est le droit d'asile lui-même qui est ici atteint. Et que dire de l'enfermement des enfants, sinon qu'il nous fait honte ?
Ce projet de loi, enfin, est cynique. À la Conférence des évêques de France, le Président de la République nous invitait à ne pas voir « que la part effrayante de l'autre ». C'est pourtant l'essence de votre projet et l'essentiel de votre propos, lorsque vous parlez de régions « submergées ». La France aurait-elle pris sa part de la misère du monde, selon les mots de Michel Rocard ? La Tunisie, sans aucun doute ; le Liban, très certainement ; l'Allemagne le fit, et ce fut pour nous l'honneur de toute l'Europe ; mais de nous, qu'en est-il ?
C'est François Héran, dans sa leçon inaugurale au Collège de France – à laquelle j'assistais – , le 5 avril dernier, qui répond face au silence de votre étude d'impact. Quand la Suède accordait 7 000 statuts de réfugiés par million d'habitants en 2016, l'Allemagne 5 400, et l'Autriche 3 600 ; quand l'Union européenne accordait en moyenne 1 393 statuts de réfugiés par million d'habitants, la France, elle, n'en accordait que 527. Voilà la vérité – il faut toujours dire la vérité : c'est un engagement présidentiel qui vous oblige plus que tout autre.
Vous déclariez pourtant il y a quelques jours : « J'ai peur que, si nous ne résolvons pas le problème auquel nous devons faire face avec humanisme et efficacité, d'autres, demain, se chargent de le résoudre sans humanisme mais avec une grande volonté d'efficacité. » Humanité et fermeté, prétendez-vous ? Mais les principes ne sauraient s'empiler les uns sur les autres, pas plus qu'on ne saurait considérer les droits fondamentaux comme « caricaturaux » ou « relatifs », ainsi que le rappelait le Défenseur des droits à nos collègues de la commission des lois. Il ne faut jamais, monsieur le ministre d'État, céder à l'air du temps quand le temps a un drôle d'air.
Souvenons-nous en cela de la leçon du grand Jean-Jacques Rousseau : « La domination même est servile quand elle tient à l'opinion ; car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés. ». Votre loi est déséquilibrée et elle le restera quoi qu'il advienne, parce qu'elle est viciée dans ses fondements ; parce que les accords de Dublin ne fonctionnent plus et qu'ils doivent sans délai être renégociés ; parce que vous continuez de barguigner à Bruxelles sur la notion de « pays tiers sûr » hors Union européenne, que vous prétendez avoir abandonnée à Paris. Votre loi ne réglera rien ; elle sèmera le désordre qu'elle prétend surmonter.
Si moins de 5 % des hommes et des femmes vivent en dehors de leur pays, admettons néanmoins ensemble que la situation a changé, que trente ans de politiques migratoires ont montré leurs limites. Ne renions pas nos valeurs. Écoutons les chercheurs et les ONG. Trouvons une réponse adaptée au XXIe siècle et à ses défis formidables. La question est mondiale, elle appelle donc une réponse mondiale. Nous devons défendre l'idée d'un accord de Paris sur les migrations et d'un effort sans précédent de l'ensemble des nations en faveur du développement. C'est l'ambition que la France et l'Europe, notre grande Europe, devraient se donner à l'occasion du pacte mondial pour les migrations, annoncé par les Nations unies.
Le peuple français « donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté. Il la refuse aux tyrans ». C'est la Constitution de l'An I. C'est notre héritage, c'est notre honneur, c'est notre devoir. Ne nous rendons pas complices d'une brutalisation de l'humanité par elle-même.