Intervention de Roland Desbordes

Réunion du jeudi 5 avril 2018 à 10h30
Commission d'enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires

Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD) :

Je vous remercie d'avoir invité la CRIIRAD pour parler d'un sujet extrêmement important.

Je souhaiterais illustrer, à travers un exemple concret, les conclusions inquiétantes auxquelles est parvenue la CRIIRAD en matière de sûreté et de contrôle des installations nucléaires ainsi que sur le plan de l'information et de la participation du public.

Les constats qui suivent proviennent d'une étude que la CRIIRAD a réalisée dans le cadre de la consultation publique organisée par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sur l'anomalie de la cuve EPR. Mais les dysfonctionnements identifiés concernent l'ensemble des installations nucléaires construites ou en projet.

Comme dans la plupart des dossiers étudiés par la CRIIRAD, il faut toujours distinguer la devanture, c'est-à-dire ce qui est donné à voir au public, et la réalité.

Pour l'EPR, la devanture en matière de sûreté nucléaire est très attrayante. Dans les dossiers soumis au public lors du débat national puis lors de l'enquête publique, l'EPR est présenté comme un réacteur, certes très puissant, mais qui présente aussi une sûreté sans équivalent. L'une des explications est que l'Autorité de sûreté nucléaire et ses experts ont travaillé pendant plus de dix ans sur les prescriptions réglementaires qui encadrent sa conception, sa construction et la fabrication de ses composants.

Pour les équipements sous pression nucléaire, et en premier lieu la cuve, ces nouvelles prescriptions ont été réunies dans un arrêté de 2005. Dans sa demande d'autorisation de mai 2006, EDF s'engage à les respecter. Après neuf mois d'instruction, l'ASN rend un avis favorable sur le dossier, et le décret autorisant la création de l'EPR de Flamanville est signé le 10 avril 2007. Ce texte stipule que la rupture des composants du circuit primaire est exclue et que des dispositions doivent donc être prises pour garantir la qualité de leur fabrication et les contrôles de conformité. Officiellement, on a donc une réglementation exigeante, un exploitant qui s'engage à la respecter, des contrôleurs vigilants et des citoyens dûment informés et consultés.

Passons maintenant à la réalité. La première phase est centrée sur la fabrication des composants de la cuve.

Premier constat : la fabrication des composants a démarré au Creusot Forge dès l'été 2005, c'est-à-dire alors même qu'EDF n'a pas encore demandé la création de l'EPR. Quand le décret autorisant cette installation est signé en 2007, presque toutes les pièces ont déjà été transférées de Creusot Forge à l'usine Areva de Chalon-sur-Saône où elles doivent être assemblées.

Deuxième constat : toutes ces fabrications ont été réalisées en violation de deux prescriptions réglementaires fondamentales. Premièrement, la qualification technique préalable n'a pas été réalisée – « préalable » signifiant préalable à la fabrication. Deuxièmement, les pièces exposées au risque d'hétérogénéité, notamment les calottes de la cuve, n'ont pas été contrôlées et sur tout leur volume comme l'exige l'arrêté de 2005, mais seulement sur des zones particulières dites de recette.

Troisième constat : non seulement la réglementation est bafouée, mais elle l'est ouvertement. Areva a en effet délibérément passé outre les injonctions des inspecteurs de l'ASN. En août 2006, l'ASN fixe un délai de deux mois au fabricant pour expliquer comment il va démontrer l'absence d'hétérogénéité sur les calottes. Pour toute réponse, en septembre, Creusot Forge procède à la coulée des éléments qui composent le couvercle de la cuve, la calotte et la bride. Trois mois plus tard, l'histoire se répète : l'ASN relance le fabricant et Creusot Forge procède cette fois à la coulée de la calotte inférieure, c'est-à-dire du fond de la cuve.

Quatrième constat : les passages en force des industriels ne sont suivis d'aucune sanction.

Le dernier élément qui constitue un facteur particulièrement aggravant, c'est que dès que la fabrication des composants de l'EPR commence à Creusot Forge au deuxième semestre de 2005, l'ASN identifie des anomalies majeures dans les productions. En décembre 2005, l'ASN alerte EDF. Début janvier 2006, des réunions de crise sont organisées. Fin janvier, le directeur de la sûreté nucléaire, à l'époque M. Lacoste, se rend à Creusot Forge et déclarera plus tard en être revenu « effondré ».

Pourquoi l'ASN rend-elle, en 2007, un avis favorable et, surtout, favorable sans aucune réserve sur le projet d'autorisation ? Pourquoi aucune de ces informations n'est-elle communiquée au public ? En lisant l'avis favorable de février 2007, les citoyens apprennent que : « sur la base des informations disponibles à ce jour, aucun point remettant en cause les objectifs généraux de sûreté n'a été identifié ».

Venons-en à la deuxième phase où l'on a, d'un côté, un industriel qui joue la montre, qui dissimule, qui néglige des informations capitales et, de l'autre, l'ASN, qui alerte EDF sur les risques industriels auxquels il s'expose, mais qui semble impuissante et participe, au final, à la politique du fait accompli.

Le dossier présenté par Areva pour justifier la qualité des calottes et des cuves est retoqué en 2007, puis à nouveau en 2010. Le fabricant se défend de ses retards en pointant du doigt l'impréparation de l'ASN. Quoi qu'il en soit, il faut attendre juillet 2012 pour qu'Areva propose de faire des tests sur le couvercle de la cuve qui était destiné à l'EPR américain – on devait en vendre un aux États-Unis. On suppose que c'est la même fabrication, mais on n'en est pas certain. L'ASN donne son accord, les prélèvements sont effectués en novembre 2012, mais les échantillons ne sont pas analysés.

Plus d'une année s'écoule au cours de laquelle des problèmes de carbone sont d'ailleurs détectés sur certains générateurs de vapeur (GV). Et toujours pas d'analyse. Peu importe…

En janvier 2014, l'ASN autorise le transport de la cuve et son installation dans le puits de cuve du réacteur de Flamanville, une cuve dont on est sûr qu'elle a été fabriquée sans qualification technique préalable et dont rien ne prouve la qualité puisque les échantillons n'ont toujours pas été analysés.

Dans les mois qui suivent, la cuve est progressivement soudée au circuit primaire, et à l'été 2014, Areva fait enfin procéder à l'analyse des échantillons. En septembre, on apprend que les valeurs de résilience sont inférieures aux valeurs minimales exigées par la réglementation et très inférieures aux valeurs attendues par l'industriel. En novembre, une nouvelle série de tests confirme la non-conformité et montre un dépassement du taux maximum de carbone fixé par la réglementation. L'ASN est informée en octobre 2014, c'est-à-dire un peu plus de huit ans par rapport à sa demande d'août 2006. Quant au public, il doit attendre 2015. À cette date, il apprend à la fois l'existence des anomalies et le fait que l'ASN va instruire la demande que présentera Areva pour démontrer que la cuve est suffisamment résistante et pourra donc être mise en service, en dépit de ses défauts et non-conformités.

Dernier élément qui est l'un des plus incroyables : alors qu'en janvier 2016 EDF procède à l'installation du couvercle, à cette date tous les acteurs savent que cette pièce n'est pas conforme aux exigences essentielles de sûreté, et le rapport d'expertise, cosigné par l'ASN et l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), ne sera publié que cinq mois plus tard. Le groupe permanent d'experts pour les équipements sous pression et l'ASN ne rendra son avis qu'en juin 2016.

Je veux vous faire part d'un point particulier très important : l'installation de ce couvercle s'est faite en violation de l'article L. 557-4 du code de l'environnement qui interdit non seulement la mise en service, mais aussi l'installation d'équipements qui ne respectent pas les règles essentielles de sécurité.

J'en arrive à la troisième phase où le dossier prend une dimension cette fois plus catastrophique. Schématiquement, je distinguerai deux axes.

Premier axe : il s'avère que les excès de carbone concernent d'autres composants et pas seulement l'EPR. Certains sont eux aussi destinés à l'EPR, mais d'autres sont installées sur des réacteurs en service. La recherche est demandée en mai 2015 par l'ASN. En septembre 2015, Areva donne un premier bilan : vingt-six générateurs de vapeur affectés, car il considère que le problème ne concerne que des fabrications des Japonais. Mais en août 2016, le bilan passe à quarante-six GV, car les fabrications de Creusot Forge sont elles aussi impliquées. De longs mois vont s'écouler, parfois plus d'un an, entre l'identification des composants à risque et la réalisation des contrôles. Les premières mesures révèlent pourtant des problèmes inattendus : des taux de carbone nettement supérieurs à ceux de la cuve de l'EPR et qui n'affectent pas seulement les zones centrales mais atteignent aussi les tubulures.

Le deuxième axe concerne le résultat des audits qualité effectués à Creusot Forge. La première série d'audits n'est pas à la hauteur des problèmes, mais la seconde vague, lancée à l'automne, va vérifier les dossiers de fabrication interne et les comparer aux rapports de fin de fabrication transmis aux clients. En avril 2016, Areva annonce avoir identifié 428 dossiers barrés, c'est-à-dire signalés comme contenant des irrégularités. C'est déjà grave, mais en juillet 2016, il s'avère que le problème n'est pas circonscrit aux dossiers barrés, donc repérables, mais que les anomalies peuvent concerner n'importe lequel des 6 000 dossiers de fabrication. Il va falloir plus de deux ans pour tout vérifier, et l'ASN doit accorder des délais. Si tout va bien, les derniers contrôles seront terminés fin 2018. Entre-temps, les pièces potentiellement dangereuses restent en place. S'ajoute à cela le fait que des anomalies s'apparentent à des falsifications. Des non-conformités signalées dans le dossier de fabrication disparaissent des dossiers destinés à EDF et à l'Autorité de sûreté nucléaire : c'est un problème gravissime pour le système de contrôle français qui est essentiellement basé sur le déclaratif et repose donc la sincérité des industriels.

Aujourd'hui, plusieurs questions restent taboues. Combien existe-t-il de pièces défectueuses dont les anomalies n'ont pas été inscrites dans les dossiers de fabrication, qu'ils soient barrés ou non ? Cette question essentielle a été soulevée par la CRIIRAD, mais elle a disparu du compte rendu de la consultation publique quand elle a eu lieu sur ce sujet. De fait, si les écarts ne sont pas documentés dans les dossiers internes, il n'y a aucune parade, sauf à procéder à un nombre statistiquement significatif de contrôle des pièces elles-mêmes montées, un chantier sans commune mesure avec un simple contrôle des dossiers.

Comment expliquer la faillite totale du dispositif de contrôle, un dispositif pourtant redondant, avec des contrôles à la fois internes, externes, des audits d'inspection conduits par Areva, par EDF, par l'ASN, par des organismes qu'elle accrédite ?

Comment se fait-il que des anomalies sur des équipements critiques pour la sûreté n'aient pas été identifiées, en particulier à compter de 2006, alors que l'installation Creusot Forge était placée sous surveillance renforcée ? Je vous rappelle que les cas les plus graves sont postérieurs au rachat de Creusot Forge par Areva, aujourd'hui devenu Orano : les GV de Fessenheim, de Gravelines et beaucoup d'autres composants.

En conclusion, il faut rappeler que toutes ces anomalies, et parfois ces falsifications, concernent des pièces vitales pour la sûreté. Si leur qualité n'est pas garantie, on s'expose à un accident nucléaire majeur contre lequel il n'y a pas de parade et qui n'est pas prévu. Il serait trop pessimiste de considérer que les défauts ignorés ou masqués constituent la partie immergée de l'iceberg, mais il est certain que toute une dimension des problèmes n'est pas connue, n'a donc pas été maîtrisée et pourrait jouer un rôle aggravant déterminant pour transformer un incident en accident. Par exemple, il est très inquiétant de constater que des problèmes graves ont été découverts cette fois par hasard et non du fait de dispositifs de contrôle. C'est le cas de l'insuffisance des épaisseurs de beurrage sur le couvercle de l'EPR qui n'a été découverte que lorsque l'on a procédé à la réparation de l'ensemble des soudures des adaptateurs du couvercle. Sans les défauts majeurs sur les soudures, ces malfaçons sur le beurrage n'auraient pas été identifiées. Combien d'équipements comportent des anomalies qui n'ont pas été détectées ?

Au vu de la gravité des dysfonctionnements, nous attendions des remises en question radicales, voire des démissions en cascade, que ce soit pour assumer ses responsabilités ou prendre acte de la gravité des faits. Mais il ne s'est quasiment rien passé. Globalement, tout continue comme avant et on n'en finit pas de découvrir des dysfonctionnements qui remontent à cinq, dix ou quinze ans. Par exemple, des appareils utilisés pour contrôler l'élasticité d'un acier ne sont pas conformes.

La CRIIRAD considère qu'il est indispensable de procéder à une remise à plat complète du système de contrôle des installations nucléaires, car il est impossible aujourd'hui de connaître l'état réel des installations, du fait tout d'abord des défaillances graves des industriels avec une perte de maîtrise qui s'accompagne régulièrement de temporisations, voire de dissimulations, ensuite parce que cela remet en question tout le système de contrôle qui est largement basé sur les déclarations de l'exploitant et qui postule sa bonne foi. Les contrôles de l'ASN portent pour l'essentiel sur ce que l'on veut bien lui montrer et sur des sondages qui ne peuvent concerner qu'une partie minime des opérations.

Il est indispensable aussi de procéder à une remise à plat du système de participation du public au processus de décision qui se réduit pour les dossiers de fond à un simulacre de démocratie, à une remise à plat du système d'information du public qui se limite en général à une simple caisse de résonance de l'information institutionnelle, qu'elle vienne des exploitants ou de l'Autorité de sûreté nucléaire, et à une une remise à plat du système de gestion des accidents nucléaires qui est conçu aujourd'hui pour faire payer aux populations le prix sanitaire et économique de la catastrophe – ce sera peut-être un autre sujet de discussion aujourd'hui.

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