Intervention de Jacques Toubon

Réunion du mercredi 11 avril 2018 à 9h35
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Madame la présidente, je vous remercie, ainsi que les membres de la commission des Lois, de m'accueillir ce matin pour cette rencontre traditionnelle autour de notre rapport annuel d'activité. Je le présenterai tout à l'heure au public et à la presse, avant de le remettre officiellement aux autorités de la République, en particulier au Président de la République.

Ce rapport d'activité représente un travail considérable comme le montre son volume. L'activité du Défenseur des droits est principalement consacrée à deux sujets. Il prend en considération et traite toute une série de cas particuliers, que l'on appelle « réclamations ». Leur multiplication finit par constituer un paysage, comme un tableau de peinture pointilliste. Dans ses cinq domaines de compétence, il doit aussi, à partir de ses constatations, traiter de la prévention de situations qui concernent des individus ou des groupes.

Ce rapport aborde donc de multiples sujets et traduit la réalité de la demande sociale dans notre pays. À notre place, telle que la Constitution l'a fixée, et avec les moyens que la loi organique du 29 mars 2011 nous a donnés, nous essayons de traiter cette demande par le droit, en particulier par la mise en oeuvre des droits fondamentaux.

Notre activité a continué de croître en 2017. Le nombre des réclamations reçues a augmenté de 17 % en 2016 et 2017 – d'un peu moins de 8 % si l'on s'en tient à la seule année 2017. Sur les 93 000 dossiers traités au cours de cette année, 77 % l'ont été par nos délégués territoriaux, et 23 % de façon centralisée. On oublie trop souvent que l'activité du Défenseur des droits est aussi celle de ses 500 représentants sur le terrain. Par ailleurs, nos délégués et notre centre national ont répondu à plus de 50 000 demandes d'informations et de conseils – notamment grâce aux plateformes téléphoniques. Ce lien permet de lutter contre la complexification croissante de la vie publique de notre pays.

La situation est un peu paradoxale sur ce plan, car je constate que, plus on mène des politiques de simplification, plus la réalité de l'administration et du service public devient complexe pour les usagers. Nous avions par exemple remarqué, dans notre rapport de l'année dernière consacré à la lutte contre la fraude aux prestations sociales, que la mise en place, en 2010, d'un système déclaratif – système que vous avez étendu dans le projet de loi pour un État au service d'une société de confiance – générait du soupçon du côté des caisses, et qu'elle entraînait finalement une multiplication des contrôles.

Environ 500 délégués du Défenseur sont donc présents dans 836 points d'accueil sur l'ensemble du territoire. Près de 78 % des règlements amiables auxquels nous participons aboutissent favorablement. L'année dernière, nous avons déposé 137 fois des observations devant des juridictions.

Quels sont nos moyens ? Près de 250 agents travaillent au siège et, sur le territoire, on trouve les 500 délégués dont j'ai parlé, qui sont des bénévoles indemnisés. Parmi les 250 agents du siège, on compte 78 % de femmes – un très grand nombre d'entre elles occupent des postes de catégorie A et A +.

Notre budget s'élevait l'année dernière à 22,5 millions d'euros, ce qui représente une diminution d'environ 7 millions d'euros par rapport à l'année précédente. Nous avons en effet mutualisé une partie de nos fonctions support avec les services du Premier ministre, et nous nous sommes installés dans des locaux situés dans le périmètre Ségur-Fontenoy, ce qui nous a permis de faire une économie considérable de loyer par rapport à l'époque où nos locaux se trouvaient dans deux entités distinctes de la rive droite.

J'en viens aux questions qui caractérisent le mieux la société actuelle et la demande sociale.

La première question est celle des conséquences du retrait des services publics et du retrait des hommes et des femmes qui assurent ces services publics.

Les implantations et les guichets disparaissent, et les hommes et les femmes ne sont plus présents pour donner des conseils, accueillir et orienter les citoyens – je pense en particulier aux services de protection sociale. Le recours à la dématérialisation et à la numérisation est de plus en plus fréquent. En elles-mêmes, ces procédures constituent un progrès – elles évitent par exemple les déplacements – mais elles ont deux aspects négatifs : elles déshumanisent notre service public, et, surtout, elles ne sont pas également disponibles pour tous.

Selon nos propres enquêtes, plus de 30 % des personnes affirment que, d'une manière ou d'une autre, elles ne sont pas à l'aise avec les procédures numériques en ligne. Les études de différentes organisations, comme le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (CREDOC), montrent toutes que 20 % à 25 % de la population est dans l'impossibilité d'utiliser les techniques numériques dans ses relations avec l'administration – ou qu'elle rencontre de grandes difficultés pour y parvenir.

Cela signifie non seulement que nous enregistrons un retrait du service public pour l'ensemble de la population, mais que les plus défavorisés sont en outre frappés par une autre inégalité car ils ne peuvent plus entrer en relation avec une administration dématérialisée.

Nous avons donc fait trois propositions. Depuis plusieurs années, nous demandons qu'une partie des économies liées à la numérisation dans les services publics, par exemple 10 % du total, serve systématiquement à créer des services d'accompagnement. Nous demandons aussi que les textes comportent une clause de vulnérabilité qui oblige les services, lorsqu'ils mettent en place des formulaires en ligne, à prendre en compte les besoins des personnes un peu désemparées face au numérique. Nous avons également fait récemment une proposition toute simple : pourquoi le « 3939 » ne serait-il pas gratuit ? Cette plateforme téléphonique de renseignement administratif très utilisée coûte aujourd'hui 0,15 euro en sus de la communication.

Les nouvelles technologies sont incontestablement l'un des moyens d'aider les personnes en situation de handicap. Cependant, l'accessibilité de ces technologies n'est pas toujours assurée pour toutes et pour tous. Nous avons par exemple rendu, il y a deux ans, une décision sur le fait que les logiciels mis à la disposition des fonctionnaires n'étaient pas adaptés pour les agents aveugles ou malvoyants. Je crois que la direction générale de la fonction publique (DGFP) a pris en compte notre recommandation. Ce problème d'accessibilité est créateur d'inégalités.

Une deuxième question provient du fait que nous constatons une prévalence des discriminations dans notre pays. Le Défenseur des droits est chargé de la lutte contre les discriminations, à côté des juridictions saisies, qu'elles soient pénales ou civiles. Sous la dernière législature, nous avons beaucoup développé la mise en cause légale des discriminations. Les critères légaux de discrimination ont ainsi été multipliés. Cela ne les empêche pas de perdurer. Aujourd'hui, tout le monde parle de l'inégalité entre les femmes et les hommes, mais les discriminations s'exercent aussi à l'égard des personnes en situation de handicap, à l'égard des personnes en mauvaise santé, ou selon l'origine – ce dernier facteur constitue la deuxième cause de discrimination dans l'emploi. Je rappelle que la moitié des discriminations s'exercent dans l'emploi ou lors de l'embauche.

Nous traitons évidemment les réclamations que nous recevons, mais elles ne sont pas assez nombreuses : j'ai déjà évoqué un taux de non-recours qui me paraît catastrophique et qui correspond probablement à une forme d'« aquoibonisme ». Beaucoup de personnes concernées considèrent certainement qu'il est inutile d'entamer des démarches.

Nous essayons, malgré tout, de travailler de manière préventive et prospective en mettant au point des guides, des instruments d'information et de formation qui permettent, par exemple, d'expliquer à l'administration ou aux entreprises à quoi correspond l'« obligation d'aménagement raisonnable ». Il s'agit d'une obligation légale méconnue concernant l'accueil des travailleurs en situation de handicap, dont l'employeur ne peut faire l'économie. L'année dernière, nous avons également publié un guide des discriminations dans la fonction publique territoriale, mis au point avec le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT).

J'appelle votre attention sur le fait que, quelles que soient ses compétences, le Défenseur des droits ne peut pas lutter seul contre les discriminations. Il faut une politique publique en la matière. Nous pensons qu'elle a été affaiblie depuis dix ou vingt ans, et nous espérons qu'elle sera relancée. C'est indispensable !

La troisième question concerne la situation actuelle des enfants. Le problème des enfants pauvres est à l'ordre du jour, et le Gouvernement doit présenter un plan contre la pauvreté.

Nous constatons, par exemple, qu'elle fait obstacle au droit à l'éducation. Nous avions consacré, il y a deux ans, notre rapport annuel sur les droits des enfants au droit à l'éducation. Je rappelle que nous remettons deux rapports annuels obligatoires : celui que je vous présente ce matin, et celui relatif aux droits des enfants qui concerne l'application de la Convention internationale des droits de l'enfant.

Toutes les dispositions qui peuvent améliorer la mise en oeuvre de ces droits sont essentielles. Je pense à une proposition de loi relative à l'accès aux cantines, qui permettrait que tous les enfants puissent jouir, à égalité, du droit à l'éducation. Nous avons encore beaucoup de chemin à faire.

En matière de protection sociale de l'enfance, il reste également un travail considérable à accomplir, et probablement des réformes à mener. Nous espérons que la ministre des solidarités et de la santé fera des propositions. Les parlementaires ont beaucoup étudié la protection sociale. Il s'agit d'une compétence départementale, ce qui signifie que les politiques peuvent être hétérogènes, mais votre rôle, en tant que représentation nationale, est d'essayer de faire en sorte qu'il y ait égalité de tous, en particulier de tous les enfants.

La question de l'enfance comprend évidemment celle des mineurs non accompagnés, que nous avons souvent traitée.

Je dirai, pour conclure, que nous travaillons à partir des droits fondamentaux et des libertés fondamentales, en essayant d'éviter tout relativisme. La liberté et l'indépendance du Défenseur des droits lui permettent de ne pas se soumettre au principe de réalité, qui est celui qui vous gouverne, vous, les hommes et les femmes politiques élus par le peuple. Il est essentiel que des institutions et des voix existent, qu'elles fassent levier et montrent la voie et le chemin des droits inconditionnels et universels. Aujourd'hui, dans un pays comme la France, la vie est passablement dure, les confrontations sont souvent très violentes, les replis identitaires sont à l'oeuvre, les relégations frappent des millions et des millions de gens. Répondre à ces problèmes en termes de droits fondamentaux ce n'est pas de l'angélisme ; c'est l'avenir !

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