Intervention de Cédric Villani

Réunion du jeudi 5 avril 2018 à 9h40
Commission des affaires économiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCédric Villani, député, premier vice-président de l'Office :

Malgré un petit accident de vélo, je n'aurais manqué pour rien au monde d'être ici pour cette séance. Au passage, on remarquera la dualité de l'affaire : le jour où le vélo autonome existera, le VTT perdra de son attrait puisqu'on sera devenu spectateur plutôt qu'acteur du déplacement. Si l'intelligence artificielle est là pour nous aider dans un certain nombre de tâches qui ne nous plaisent pas, il faut prendre garde à ce qu'elles ne nous privent pas de celles que nous aimons faire.

De façon générale, c'est une réelle difficulté avec la technologie. On l'a constaté avec l'apparition de beaucoup de choses qui ont facilité notre quotidien, parfois au détriment d'autres. Lors d'une conférence TED (Technology, Entertainment and Design) que j'ai couverte en 2017, il était très frappant de voir, dans un contexte traditionnellement techno-enthousiaste, le nombre d'interventions mettant en garde contre le risque d'envahissement de notre quotidien par la technologie. Celle-ci entre parfois en compétition avec notre sommeil, notre réalisation personnelle et d'autres choses de même nature. Le vélo en est un exemple.

Le rapport sur l'IA (intelligence artificielle) a été réalisé à la demande du Premier ministre. Cette mission a duré six mois. Le choix du titre « Donner un sens à l'intelligence artificielle », a été motivé par la polysémie de l'expression. Donner un sens, c'est donner une direction, une orientation à l'action publique dans un domaine qui s'est construit largement en-dehors de son champ. Donner un sens, c'est aussi faire sens, donner une signification à des développements qui peuvent être en partie obscurs ou se produire dans des directions qui ne font pas sens a priori. Donner un sens, c'est enfin expliquer. Plus que tout autre, ce sujet a besoin d'explications. Le rapport de nos collègues de Ganay et Gillot insistait déjà là-dessus, et nous insistons encore. L'IA doit s'expliquer et ne doit pas rester confinée à la sphère des experts.

Les questions des internautes qui nous regardent commencent, pour leur part, à arriver sur le dispositif de collecte en ligne en direct. Pour lancer la discussion, j'en commenterai certaines. Je tiens à remercier notre collègue Paula Forteza, membre de la commission des lois, comme moi, dont les compétences bien connues dans le domaine du numérique participatif la désignaient tout naturellement pour jouer le rôle de modérateur.

Cette présentation du rapport complet fait suite au point d'étape que j'avais fait devant nos collègues de l'Office en décembre 2017. Le rapport est accessible au format PDF sur le site aiforhumanity.fr, subtil mélange d'anglais dans le titre et de français dans l'extension du nom du site. Vous y retrouverez les discours de la journée de restitution, le colloque international, de très haute volée et destiné à tous, ma propre présentation, les discours de la ministre fédérale de l'éducation et de la recherche allemande, Mme Anja Karliczek, du commissaire européen de la recherche, M. Carlos Moedas, et de notre Président de la République pour évoquer la stratégie nationale.

Au fur et à mesure de l'instruction du dossier, la complexité du sujet nous a amenés à allonger la durée initiale de la mission de quatre à six mois. Cela nous a permis de travailler assez étroitement avec le Gouvernement pour instruire ces dossiers avant la présentation de la stratégie nationale.

Ce rapport a été produit par une équipe pluridisciplinaire composée de six personnes, des experts issus des domaines des sciences de l'ingénieur, de la recherche pure et dure appliquée dans un cadre industriel, des compétences en sciences humaines, droit et sciences sociales. Ce mélange a été fondamental dans la préparation de l'ensemble de la mission. Il préfigure un sujet qui se traitera au carrefour des sciences dites dures et des sciences dites humaines. Pour l'avenir de l'IA, il nous faudra cette alliance d'experts en sciences humaines et sociales, économie et entrepreneuriat, de scientifiques, chercheurs et ingénieurs.

Le rapport est divisé en six parties. Je vais les commenter successivement tout en rappelant au préalable les trois mots clés que l'on retrouve dans toutes les parties : expérimentation, partage, souveraineté.

Expérimentation, parce que ce sujet est né de l'expérimentation et il a été, au départ, motivé par la curiosité. Parce que nous devrons renforcer nos capacités d'expérimentation, aussi bien à titre institutionnel que dans les moyens budgétaires, les habitudes et la culture.

Partage des connaissances et des données, tant il est vrai que l'avenir de l'IA se joue de façon extrêmement importante sur l'interconnexion et le partage des données qui viennent alimenter, à travers de grandes bases d'exemples, les algorithmes d'IA.

Souveraineté, parce que l'IA est un sujet éminemment social et politique. Il nous appartient de garder la main en tant que nation, continent, dans un contexte où les forces qui se sont réveillées en premier sont étrangères, avant tout les États-Unis et la Chine, suivis de l'émergence d'autres puissances. Nous ne voulons pas devenir des acteurs de second plan à qui l'on impose la marche de la technologie. Il importe de garder la maîtrise du partage des tâches entre l'humain et la machine et de ne pas se réveiller dans un avenir où l'humain se fait dicter ses actes par la technologie, non par une IA devenue consciente et qui envisagerait la destruction de l'humanité comme le préalable à son propre bien-être mais par le fait que les humains ont souvent tendance à s'imposer des chaînes, par manque de réflexion et aussi parce qu'ils sont toujours très forts pour se combattre les uns les autres avec les nouvelles armes technologiques, dans un contexte guerrier ou même d'apparence pacifique. Je tenais aussi à faire le point sur cette technologie dans le contexte international.

Qu'est-ce que l'IA ? Ce concept n'est pas, aujourd'hui, bien défini, et ma propre définition a évolué au cours de la mission. J'ai d'ailleurs compris que nous ne pouvions pas en donner une définition claire et qu'il ne fallait pas chercher à en donner une. Tout au plus peut-on dire qu'il s'agit d'un ensemble très disparate de techniques algorithmiques qui permet d'obtenir des résultats élaborés.

Certes, l'IA recouvre quelques grands principes. Le premier est d'arriver à trouver quelque chose d'efficace dans une situation qui dépend d'un très grand nombre de paramètres, si nombreux parfois que la solution est très difficile à trouver pour l'intelligence humaine et qu'on laisse l'algorithme la trouver de façon subtile. Le deuxième est celui de l'apprentissage : même si l'on ne sait pas a priori ce que l'algorithme va faire, on peut lui donner suffisamment d'informations pour qu'il apprenne et qu'il se retrouve plus expert que le programmeur lui-même. Le troisième grand principe est celui de l'exploration. Même si on ne lui apprend pas les choses, si on ne sait pas a priori comment faire, on peut laisser l'algorithme explorer un grand nombre de situations jusqu'à ce qu'il trouve des voies auxquelles les humains n'avaient pas pensé.

Ces grands principes se retrouvent de façon forte, par exemple, dans les algorithmes de jeu de go, qui ont fait la une de l'actualité. Ces algorithmes sont fondés à la fois sur une combinaison d'apprentissage avec les parties de go des meilleurs joueurs humains et sur une exploration de plus en plus large de coups que ces mêmes humains, dans toute l'histoire du go, n'ont pas imaginés.

L'IA est très consommatrice en matériels, en grandes bases de données, en structures de stockage, en nuages (clouds) pour héberger les données et le super calcul. À ce titre, l'IA est beaucoup moins efficace que l'humain, en ce sens qu'elle a besoin de beaucoup plus d'énergie, de données ou d'exemples. Mais du fait de ses capacités considérables liées aux grandes possibilités de calcul et de stockage atteintes aujourd'hui, elle parvient à des résultats extraordinaires, y compris des résultats créatifs au sens où elle trouve des solutions auxquelles nous n'aurions jamais pensé.

L'IA a besoin de capitaux importants, que ce soit pour investir dans les matériels ou dans des talents humains, lesquels sont de plus en plus valorisés. Elle a aussi besoin de cerveaux humains pour programmer les algorithmes et d'équipes pour porter ces défis, avec un mélange de compétences scientifiques et d'audace dans la réalisation de ses projets.

L'IA a besoin de données à travers de grandes bases d'exemples. Dans un problème tel que le jeu de go, où l'on arrive à recréer des parties entièrement simulées, on peut in fine se passer de ces grandes bases de données. Mais bien d'autres sujets tels que la santé ou la mobilité, par exemple, sont beaucoup plus difficiles à traiter en raison de la grande variété des situations de santé et des réactions biologiques, de la grande diversité des situations géographiques ou des buts des usagers dans leurs situations de transport ou leurs habitudes de conduite.

La compétition pour l'intelligence humaine et la compétition pour l'accès aux grandes bases de données constituent probablement les deux luttes les plus urgentes aux niveaux national, sectoriel et international.

Comment écrire les lois sans une définition précise ? Le législateur et, plus globalement, les professionnels du droit sont chagrins quand on ne leur donne pas de définitions précises. C'est un vrai débat. Nous en avons un exemple douloureux dans le domaine de la défense. Tout le monde est d'accord pour interdire les robots tueurs mais personne ne sait comment les définir précisément : nous aurons bien des débats pour rédiger une disposition législative visant à interdire les robots tueurs. Si l'on est d'accord sur l'esprit, les complications seront importantes dans la façon de le mettre en forme et dans les détails. Il y a beaucoup de subtilités auxquelles on ne s'attend pas forcément.

Au plan géopolitique, les États-Unis se sont lancés les premiers dans ce domaine, de façon forte et spectaculaire. Les grands géants, les multinationales américaines sont partis dans cette course avec des avantages énormes : les gigantesques bases de données qui sont fournies, la plupart du temps, par les utilisateurs au niveau mondial, leur familiarité avec la culture geek et « tech », leur puissance financière, qui leur a permis de recruter nombre de vedettes, enfin, leurs investissements dans les matériels. Amazon qui, au départ, se concevait comme une plateforme d'achat en ligne, est devenu acteur numéro un du cloud parce que, au fur et à mesure de son développement technologique, l'entreprise a investi dans des matériels et dans la location de matériels.

On estime à plusieurs dizaines de milliards de dollars le différentiel entre l'investissement matériel qui a été fait dans ce secteur aux États-Unis et l'investissement réalisé dans l'ensemble de l'Europe. Ce retard devra un jour être comblé, au moins en partie, si l'Europe entend rester dans la course technologique.

La Chine s'est lancée bien plus tard, mais avec une vigueur extraordinaire. Source d'inquiétude pour les États-Unis, son modèle est très différent, très étatique, quoique marqué par l'émergence de géants. Pour l'instant, la Chine est la seule à avoir fait ce que d'autres nations se demandent encore si c'est possible : faire émerger de réels concurrents aux Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft (GAFAM). Ils ont construit des concurrents solides, travaillant sur un marché chinois national sans beaucoup aller sur le marché mondial sur lequel s'appuient les GAFAM. Très homogène, il est également très technophile, plus que le marché américain.

De plus, les acteurs chinois bénéficient d'un alignement d'intérêts entre l'État et les entreprises, ce qui donne vraiment le sentiment que la bataille mondiale pour l'IA se joue actuellement entre les États-Unis et la Chine, comme le titrait récemment une couverture de The Economist.

D'autres acteurs se sont lancés plus tardivement.

En Europe, le Royaume-Uni a été précurseur, fort de ses ressources humaines importantes et d'une longue tradition dans l'IA. Alan Turing Institute est le nom donné au réseau des laboratoires d'IA en hommage au père fondateur.

Le Canada s'est également lancé de façon très forte. Yoshua Bengio, figure tutélaire de l'IA dans le monde, est Québécois. Le modèle québecois combine les meilleurs aspects de l'ancien et du nouveau monde : l'accès aux capitaux mais aussi l'accent sur les valeurs éthiques et politiques qui sont traditionnellement au coeur de l'action européenne. La recette a bien fonctionné. Le Québec tient très bien son rang au Canada. Lors de la visite en France du Premier ministre québécois Philippe Couillard, nous avons eu de longs échanges, avec Mounir Mahjoubi, sur le thème de la collaboration en IA entre le Québec et la France.

Israël s'est également lancé dans l'IA de façon remarquable. Dans le cadre de ma mission, je me suis rendu à Haïfa et Tel Aviv pour visiter l'écosystème de l'IA dans le domaine de la santé, domaine dans lequel Israël est sans doute leader mondial. Leurs bases de données ne sont pas aussi grandes que celles qu'on peut espérer dans une grande nation de tradition centralisée comme la nôtre, mais il y a une tradition de constitution de bases de données en Israël, le rôle des caisses d'assurance maladie y est très important et la valorisation des talents est considérable. Tout cela s'accompagne d'une mise en valeur de la culture, de l'interdisciplinarité et de mariages audacieux entre entreprises et sciences.

J'ai visité l'Allemagne, l'Italie, le Portugal, la Chine et la Grande-Bretagne. Il faut vraiment aborder ce sujet au niveau international.

La France est le deuxième grand pays occidental européen à se lancer dans l'élaboration d'une stratégie après le Royaume-Uni. La situation étant confuse dans ce dernier pays avec le Brexit, ce sera à la France de porter le projet de façon très forte au niveau européen. C'est ma conviction et c'est la conviction réaffirmée dans ce rapport que la France ne pourra pas tenir son rang en la matière sans le soutien de l'Europe, que l'on parle de la taille du marché économique, du vivier de compétences ou des forces politiques. Compte tenu de son vivier de start-up du secteur, la France est l'un des pays européens qui « met le plus sur la table » pour amorcer la stratégie d'IA. L'Europe ne pourra pas aller de l'avant avec l'ambition qui convient sans une action résolue de la France.

Je vous propose de passer maintenant en revue les six parties du rapport. La première partie, la plus longue, insiste sur la politique économique et sur la politique des données, ces deux sujets étant tellement imbriqués qu'on ne peut les séparer. C'est l'un des axes les plus importants du rapport. L'IA, c'est d'abord ce qu'on en fait, la façon dont on l'applique aux différents secteurs de l'activité humaine. Autant certains sujets avancent seuls de façon autonome, autant l'IA, au contraire, a besoin de s'appuyer sur les secteurs d'application pour son développement.

S'agissant des données, il convient de privilégier deux axes : protéger et inciter. L'Europe s'annonce comme le continent le plus protégé en matière de données, en particulier pour ce qui concerne la protection des données personnelles. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) va entrer en vigueur en mai 2018. Cette protection est indispensable pour gagner la confiance. Une fois que la confiance est là, on peut inciter au partage.

Nous avons identifié quatre secteurs prioritaires pour l'action étatique : la santé, la mobilité, l'environnement et la défense. Si la puissance publique n'incite pas au partage des données dans ces secteurs d'application, le partage ne se fera pas spontanément. Les « logiques de silos » continueront à prévaloir et l'ensemble ne progressera pas. Pour inciter au partage des données et à l'action économique, une gamme d'actions est proposée : subventions, labels, consolidation de filières d'acheteurs, mise en place de plateformes sectorielles, avec l'idée que ce n'est pas forcément le même acteur qui s'occupe de collecter et apparier les données et de développer les applications permettant de les exploiter de manière fructueuse. Ce partage des tâches, avec la modularité de l'accès aux données, constitue l'une des clés de la politique industrielle à mener, en France et en Europe.

La commande publique est un secteur dans lequel l'Europe semble jouer le rôle du naïf à l'échelle mondiale, quand on voit à quel point le secteur de l'innovation en Amérique ou en Asie profite de la commande publique, à travers des appels d'offres souvent ciblés ou des marchés publics réservés aux acteurs nationaux. C'est beaucoup plus délicat à mettre en place en Europe.

La deuxième partie du rapport traite de la recherche. Les compétitions pour la donnée et pour le cerveau humain sont prioritaires. À l'étranger, on sait que nous avons des viviers de chercheurs et d'ingénieurs bien formés. C'est pourquoi beaucoup d'acteurs industriels investissent en France, avec des laboratoires en particulier en région parisienne. Plusieurs annonces spectaculaires ont été faites le jour même de la remise du rapport. La France a été choisie par DeepMind, un acteur financé en grande partie par Google à l'origine d'AlphaGo, par Fujitsu et Samsung, IBM annonce une amplification de l'effort de recherche, et d'autres encore.

On peut s'e réjouir de tous ces acteurs qui viennent investir chez nous mais, en même temps, certaines craintes très fortes ont été exprimées, en particulier par mes collègues chercheurs. Si nous n'améliorons pas notre système de recherche en France, nos chercheurs seront tout simplement aspirés par ces laboratoires, filiales de grands groupes étrangers. Ceux-ci sont menés par des personnes intelligentes qui ont très bien compris l'avantage qu'il y a à faire de belles propositions à nos chercheurs en termes de confort financier et de possibilités de déployer leur action.

Il y a donc une urgence vitale à améliorer notre système de recherche. Une bonne partie de nos recommandations vont dans ce sens : injecter plus de moyens dans cette discipline extrêmement concurrentielle, donner plus de facilités administratives, améliorer les dispositifs de formation en se donnant des objectifs volontaristes, que ce soit pour les docteurs, ou tous les autres échelons, de Bac + 2 à Bac + 8.

L'investissement dans les équipements de recherche est très important. L'une des recommandations majeures du rapport est la création, en France, de quatre à six centres de recherche en IA. Pour beaucoup, il s'agira de regrouper des forces déjà existantes, avec des moyens et des facilités accrus. Notre rapport suggère en filigrane que l'INRIA serait l'organisme approprié pour en assurer le pilotage national, et c'est l'option qui a été annoncée par le Gouvernement de façon explicite. Cela ne signifie pas que l'INRIA va piloter l'ensemble du système. Au contraire, ces nouveaux instituts de recherche auront vocation à associer tous les acteurs de la recherche, publics et privés, et à se répartir sur l'ensemble du territoire français. Ensuite, ces acteurs auront vocation à se fédérer en réseaux, à collaborer avec les acteurs européens.

La troisième partie du rapport traite du travail et de l'emploi. C'est la partie la plus floue car, si l'on peut faire des prédictions plus ou moins précises sur l'évolution des technologies, des centres d'intérêt ou de la recherche, en revanche, il est très difficile de prédire l'avenir du travail et de l'emploi. Les économistes, qui font des hypothèses variées, aboutissent à des conclusions différentes.

C'est un domaine où il est urgent de se préparer, par de l'expérimentation, de l'observation et beaucoup de formation. Cette dernière ne doit pas concerner seulement des emplois très qualifiés mais aussi des emplois modérément, voire peu qualifiés, en interaction avec l'algorithme et la machine. Il s'agit, en effet, de se préparer à une redistribution des tâches entre l'humain et l'algorithme. Cela implique de faire entrer ces thématiques dans le dialogue social, dans les négociations sur la pénibilité, sur l'efficacité, etc. Dans ce domaine aussi, l'expérimentation se révèle un thème clé.

La quatrième partie traite de l'environnement, avec l'ambivalence de l'IA en la matière. D'un côté, l'IA peut permettre de grands progrès dans la gestion de l'environnement. C'est un secteur multiparamètrique, notamment avec les questions d'émissions d'énergie, de gestion de l'environnement, de biodiversité, de bonnes pratiques agricoles... De l'autre, l'IA peut être gros consommateur d'énergie et se révéler un poste de gaspillage. Par ailleurs, derrière ce qui semble dématérialisé, il y a une réalité bien concrète, de la production d'infrastructures, malheureusement polluantes. Il faudra être attentif aux questions de recyclage, d'économies de matériel et d'énergie et ne pas faire tourner sans cesse les bases de données les plus importantes sans jamais se poser de questions sur la pertinence de ce choix.

La cinquième partie traite de l'éthique. Dans ce domaine, il importe avant tout de poser les bonnes questions et de bien identifier les dangers. Le danger pour maintenant et pour longtemps n'est pas celui de la singularité ou de la prise d'autonomie de l'IA. C'est ma conviction, c'est la conviction de toute l'équipe du rapport, c'est la conviction pour encore longtemps de tous les experts en Europe qui travaillent sur ces sujets, y compris les plus grands experts mondiaux comme Yann LeCun.

En revanche, nous avons à craindre des pratiques économiques qui peuvent être faites sans concertation ou qui viennent accroître les inégalités. Nous avons à craindre des manipulations délibérées avec, par exemple, l'usage de messages ciblés, comme on le voit dans l'actualité avec le travail très controversé de Cambridge Analytica qui influence, semble-t-il, les électeurs dans des votes très sensibles. L'IA ne doit pas être vue comme une panacée. Au contraire, l'IA a besoin de beaucoup d'attention pour éviter une utilisation maladroite, en particulier dans certains secteurs clés.

Nous avons besoin de règlements qui protègent. De ce point de vue, le Règlement général sur la protection des données donne toute satisfaction. Il est au bon niveau de protection. Il convient seulement de s'assurer qu'il n'est pas pénalisant.

Nous avons besoin d'institutions qui puissent réfléchir à l'éthique. Ce rapport propose la mise en place d'un comité d'éthique indépendant, sur le modèle de l'actuel Comité consultatif national d'éthique (CCNE) présidé par Jean-François Delfraissy.

Dans le discours du Président de la République, nous avons également entendu la volonté de mettre en place une réflexion éthique à un niveau international. Cette réflexion pourrait reprendre certains principes du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) et être portée par une communauté mondiale d'experts.

Une réflexion va débuter afin de décider si c'est un comité indépendant qui doit s'occuper, au niveau national, de l'éthique de l'IA ou si ce sera simplement une nouvelle chambre de l'actuel CCNE. Dans tous les cas, une institution est nécessaire pour rendre des avis au Gouvernement et aux citoyens en cas de besoin.

La sixième partie traite des questions d'inclusion et de diversité dans l'IA. Il s'agit de traquer les biais, non seulement dans une perspective citoyenne, car toute la société doit participer à l'émergence d'une technologie qui va révolutionner de nombreux services et une partie de notre quotidien, mais dans ce domaine, car si nous n'avons pas une bonne diversité, nos bases de données seront biaisées. Elles reproduiront à notre insu les biais que nous voulons éviter et, donc, elles seront moins performantes, moins efficaces.

La question des femmes ne constitue pas la seule iniquité mais concerne évidemment la moitié de l'humanité, avec des répercussions dans tous les secteurs de la société. Ces biais sont assez faciles à identifier, contrairement à d'autres, qui le sont moins, pour des raisons diverses. Nous recommandons une action volontariste, en particulier au niveau des formations dans les filières du numérique, pour inciter davantage les femmes à s'y engager.

Ce rapport est complété par plusieurs focus portant sur des domaines où l'IA est particulièrement « transformante ». Le focus 1 porte sur l'éducation, un domaine où l'impact peut être considérable du fait de la très grande difficulté à saisir les paramètres qui jouent le rôle le plus important dans l'éducation. Cependant nous mettons en garde contre le manque d'évaluation sur les apports de l'IA en éducation. Les expérimentations sont difficiles, en particulier pour des questions idéologiques, et il importe de les renforcer.

Le focus 2 porte sur la santé, un domaine reconnu dans le monde entier comme prioritaire. La propension naturelle de la France à construire de grandes bases de données peut enfin trouver une application importante et efficace, à condition qu'on arrive à les faire dialoguer entre elles. Pour l'instant, les différentes bases de données ne communiquent pas.

Le focus 3 porte sur l'« agriculture augmentée », avec des actions telles que l'économie d'énergie, la prédiction (par rapport à la météorologie), le diagnostic automatique, etc. L'IA peut venir au secours de l'agriculteur, y compris dans les pratiques du quotidien.

Le focus 4 porte sur le secteur du transport au niveau européen. L'Europe a une industrie du transport forte. La puissance publique peut aider en mettant à disposition ses bases de données ou en jouant un rôle de tiers de confiance. Il importe de mener une action volontariste pour ne pas se réveiller un matin avec des véhicules autonomes américains ou asiatiques.

Le focus 5 porte sur la défense et la sécurité, sujet clé sensible s'il en est.

Je vous propose, pour lancer le dialogue avec les internautes, de prendre très brièvement quelques-unes des questions qu'ils ont déjà posées.

Question 1 : « Ne voyez-vous pas une contradiction en disant vouloir que la France se positionne en tant que leader tout en offrant des facilités aux géants du secteur, américains et asiatiques principalement, pour qu'ils s'installent sur le territoire tant que les entreprises françaises n'en ont pas ? »

Effectivement, les entreprises françaises ne comptent pas actuellement de géants dans le secteur, même si nous avons quelques acteurs très bien placés dans la technologie mondiale, Sigfox par exemple sur les objets connectés et la transmission. Il n'y a pas de contradiction à vouloir que la France soit leader et à aider les géants du secteur à venir s'implanter chez nous. Nous acceptons la compétition et devons reconnaître et gérer cette bonne nouvelle. Des choses se passent ici. Si tout le monde se désintéressait de l'investissement en France, cela voudrait dire que nous ne comptons plus. Si certains s'intéressent à nous, cela signifie que nous avons des ressources importantes, en particulier des cerveaux, et que nous avons une vraie dynamique. Il résulte de cette dynamique scientifique, politique et économique, que la France est actuellement regardée depuis l'étranger. Une politique protectionniste en matière d'IA nous ferait perdre le profit de cette dynamique. La compétition est un grand défi à relever, qui doit nous conduire à faire monter en gamme notre propre offre de recherche publique et privée. Nous pensons qu'il est de notre devoir de relever ce défi.

Question 2 : « Que pensez-vous de la stratégie française comparée à celles du Royaume-Uni, du Canada ou de Singapour ? » J'ai prévu un déplacement à Singapour. Leur démarche est très concrète. Singapour est très bien placé en recherche opérationnelle. En revanche, ce pays est encore émergent, son économie est modeste par rapport aux autres géants du secteur. On doit le regarder avec grande attention et le considérer comme un partenaire.

Au Royaume-Uni, la stratégie a certains points communs avec celle de la France. Il est de l'intérêt des deux pays de maintenir une bonne connexion. Un chercheur français, Jérôme Pesenti, a d'ailleurs joué un rôle clé dans la stratégie anglaise. Certains principes diffèrent cependant. Par exemple, au Royaume-Uni, l'idée de faire financer des formations par les grands acteurs du privé est appuyée. Cette démarche susciterait, à notre avis, beaucoup plus de réticence en France où l'on a le sentiment que les formations doivent demeurer en partie du domaine de l'État. De plus, nous sommes dans un contexte où la puissance publique entend assurer un rôle important dans toute la chaîne.

Nous avons des points communs très importants avec la stratégie du Canada, s'agissant de l'éthique, par exemple. Le Canada va probablement s'inspirer du Règlement européen sur la protection des données pour son propre droit sur les données. Le Canada a placé l'éthique et le fait de travailler « pour le bien » très haut dans ses valeurs. Cela a joué un rôle attractif auprès des investisseurs. Au sein du Canada, les liens particuliers avec le Québec doivent être renforcés. Montréal s'est placée sur la carte comme un des acteurs importants de l'IA.

J'arrête là mon tour d'horizon en espérant vous avoir convaincu que c'est un sujet global qui aborde tous les secteurs et qui concerne le monde entier.

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