Au cours de la précédente série de questions, M. Lecoq m'a interrogé sur un point particulièrement important car touchant à l'organisation du Forum de Paris pour la paix. Le député a estimé qu'il pourrait s'agir d'un mauvais coup porté à l'ONU. C'est tout l'inverse : il n'est pas question de faire de l'ombre à l'ONU et encore moins de lui faire de la concurrence ; nous avons au contraire l'intention de mobiliser les énergies pour soutenir l'action collective. Nous entendons en effet collaborer activement avec les organisations multilatérales – non seulement les agences de l'ONU mais aussi les organisations internationales dont le siège est à Paris comme l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO), l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou l'Organisation internationale de la francophonie.
Je m'inscris en faux, ensuite, contre les propos sur la société civile comme élément de subversion du travail multilatéral : nous ne sommes plus à la conférence de la paix de Paris de 1919-1920. En effet, aujourd'hui, les sociétés civiles sont présentes sous de multiples formes : collectivités locales, réseaux d'experts, organisations non gouvernementales (ONG) de tous types... Il est désormais impossible d'ignorer cette société civile et surtout d'agir sans elle. Dans le domaine du numérique, par exemple, il serait illusoire de prétendre confiner les discussions au seul niveau étatique. Aussi le Forum de Paris vise-t-il à associer ces forces qui travaillent dans le sens de l'action collective et de la bonne gestion des biens publics mondiaux.
Cette question en rejoint plusieurs autres sur la composante climatique de la politique américaine. Il a été fait allusion à cette déclaration des autorités chinoises selon lesquelles le ciel de Pékin serait dégagé. Il faut savoir que sur l'idée de « civilisation écologique », sur les questions climatiques, la Chine n'a évolué que pour une seule raison qui n'est ni économique ni liée aux droits de l'homme mais qui relève de la stabilité sociale : les manifestations, à partir des années 2000, dues à ce qu'on appelle les externalités négatives – autrement dit : au nombre considérable de cancers – ont souvent été violentes. J'étais à Pékin il y a un mois et je dois dire qu'à la suite de mesures drastiques – expulsion de 250 000 personnes pauvres qui avaient la mauvaise habitude de se chauffer avec du bois ou du charbon, fermeture d'usines, interdiction du chauffage au charbon dans un certain nombre de provinces alentour – le ciel de la capitale est désormais dégagé, c'est vrai. J'étais par contre à New Delhi la semaine dernière et cette ville ressemble à ce qu'était Pékin il y a cinq ou six ans avec une pollution d'environ 300 à 400 ppm avec des pics à 700 voire 800 ppm – c'est donc plutôt là que se situe désormais le problème.
J'en reviens à la mobilisation des opinions publiques pour que les États agissent. Souvenez-vous de la COP 21 : il y avait environ 45 000 personnes au Bourget dont 35 000 n'étaient pas des délégués officiels des États. Or pourquoi la COP 21 a-t-elle réussi ? C'est parce que sans la présence de ces 35 000 personnes, les États n'auraient pas été poussés à prendre les décisions qu'ils ont prises. Pour ce qui est des États-Unis, on a bien vu, à l'occasion du One Planet Summit, qu'ils ne se résumaient pas à Trump. J'étais à Washington il y a un peu plus d'un mois pour évoquer le Forum de Paris pour la paix et mes interlocuteurs ont commencé par me demander ce qu'ils pourraient faire en sa faveur, ne souhaitant pas – à l'instar de personnalités comme Arnold Schwarzenegger, Michael Bloomberg ou Al Gore – que le reste du monde pense que les États-Unis se réduisent à Trump et aux dégâts qu'il peut causer. Il me semble possible de passer ces quelques années en serrant les dents, même s'il faut attendre encore trois ans, ce qui est beaucoup…
Pour ce qui est de la diplomatie climatique, comme je l'ai montré au début de mon exposé, il y a deux mondes à Washington. Il y a celui du président et de ses lubies, de sa psychologie, mais aussi de ses calculs électoraux – évidents en l'occurrence : sa base n'a aucune appétence pour l'action sur le climat dont elle ne voit pas l'intérêt, prenant le réchauffement climatique pour un canular et la politique contre ce dérèglement pour une escroquerie destinée à lui soutirer de l'argent ; le gain électoral est donc ici facile pour Trump. Aussi n'y a-t-il pas d'analyse poussée à faire sur les décisions de Trump qui a imposé ses préférences personnelles et son intérêt électoral à un appareil d'État – c'est le deuxième monde – majoritairement sensibilisé, pour sa part, au problème du climat. Si vous allez au Texas, la ville de Houston, capitale du pétrole, fonctionne à 80 % avec des énergies renouvelables... La situation est donc vraiment plus complexe qu'on ne pourrait le penser et nous donne des motifs d'espoir.
On m'a interrogé sur le fait de savoir si nous percevions un possible retournement de la décision américaine. On rejoint là la question sur la politique du président Macron vis-à-vis du président Trump. Le fait de garder le contact, d'être capable d'avoir le président américain au téléphone, le fait que Trump considère que Macron l'a bien reçu, l'a correctement traité et qu'il est donc prêt à l'écouter, nous offre une petite perspective. Il faudra ensuite voir ; s'il y a d'autres catastrophes environnementales aux États-Unis, en Floride, par exemple, cela aiderait, pousserait le président Trump à prendre davantage conscience de la situation et nous permettrait de faire jouer la capacité que le président Macron a acquise de lui parler.
La question sur la baisse des impôts est très importante : depuis très longtemps, une masse phénoménale d'argent appartenant aux entreprises américaines est conservée à l'étranger. Ces entreprises ne souhaitaient pas les rapatrier parce que ces profits étaient taxés jusqu'à présent à 35 % aux États-Unis. Trump leur offre des conditions fiscales intéressantes pour qu'elles réinvestissent ces milliers de milliards de dollars aux États-Unis afin d'améliorer la position américaine en prolongeant une croissance déjà exceptionnellement longue. Un retournement de cycle surviendra à un moment ou à un autre, avant les élections de mi-mandat, en novembre prochain, peut-être après… Ces cycles sont fonction du plein-emploi et donc de l'augmentation des salaires, des stocks etc. Seulement, le retour de ces capitaux conjugué aux baisses d'impôts va bénéficier au pays et va permettre à Trump d'affirmer qu'il est un excellent président, l'afflux de capitaux finançant la baisse des impôts. Cela dit, sur le long terme, la structure de la fiscalité américaine change pour être de moins en moins progressive, en particulier en ce qui concerne les impôts directs, évolution qui risque donc d'accentuer le déclassement des classes moyennes. L'augmentation du coefficient de Gini n'est pas bonne à long terme pour les États-Unis.
L'Union européenne a-t-elle intérêt à aligner sa politique fiscale sur celle des États-Unis ? D'abord, le taux européen d'imposition sur les bénéfices n'est pas de 35 % mais moins élevé et, de fait, ce sont les États-Unis qui s'ajustent à la baisse. La solution passe par l'harmonisation des conditions fiscales au sein de l'Union européenne plutôt que par une baisse de la fiscalité, surtout si elle est désordonnée. Il faut privilégier la création d'un environnement réglementaire stable qui permette aux entreprises d'investir.
J'en viens aux sanctions extraterritoriales américaines, vieux problème puisque déjà en 1996 les deux lois Helms-Burton et d'Amato-Kennedy, l'une portant sur Cuba et l'autre sur l'Iran, avaient été contrées par les Européens. Elles imposaient en effet des sanctions secondaires aux entreprises non américaines qui commerçaient avec un pays tiers qui, donc, n'était pas les États-Unis. Ce problème s'est renforcé au cours des années 2000 lors de la mise en place d'un arsenal de sanctions – financières en particulier – qui ont un effet beaucoup plus large que les seules sanctions secondaires à proprement parler, à savoir l'interdiction d'investissements ici ou là, puisque ces sanctions financières touchent les mouvements d'argent, quels qu'ils soient dès lors qu'ils transitent par les États-Unis, de toutes les entités qui peuvent par exemple commercer avec les gardiens de la Révolution ou d'autres organisations iraniennes. Il y a donc une sorte de halo de danger autour de toutes les transactions commerciales avec l'Iran qui crée un effet secondaire attentatoire aux intérêts européens, un effet exorbitant.
La réaction de l'administration de Bercy et de celle du Quai d'Orsay a été très ferme concernant les sanctions secondaires. La prise de conscience est aiguë, mais en l'absence d'un droit international sur cette question, il n'est pas interdit de prononcer ce type de sanction et il est donc difficile d'en contrer les effets de taille, à savoir la puissance structurelle des États-Unis, à cause de laquelle la plupart des entités économiques ont des activités aux États-Unis ou bien se servent des chambres de compensation américaines pour leurs transactions. Aussi, jusqu'à ce que cette situation change – et pour l'instant on ne perçoit aucune évolution –, les entreprises européennes continueront de subir ces sanctions extraterritoriales. Pour lutter contre elles et contre leurs effets secondaires consistant à décourager les acteurs économiques de commercer avec l'Iran, l'action à mener est donc essentiellement diplomatique, de pression politique sur les États-Unis.
Sujet connexe : devrions-nous adapter notre agenda commercial à celui des États-Unis ? Il y a là un vide que la Chine s'emploie à remplir et pourtant elle est loin d'être exemplaire en matière d'ouverture commerciale. Du fait que le président Trump saborde le TPP, l'Union européenne a tout intérêt à proposer des accords aux différents partenaires même si, bien sûr, l'intérêt politique de ces accords doit être débattu à l'aune de normes internes. Reste que d'un strict point de vue géo-économique, l'UE, je le répète, a tout intérêt à pousser les feux avec le Japon, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, avec l'Amérique latine…
Vous m'avez par ailleurs interrogé sur la Russie. Elle est un gros problème pour Trump parce qu'il est en effet avéré qu'elle est intervenue assez massivement au cours de la campagne non pas pour le faire élire, même si ce fut le résultat final, mais pour entraver la campagne de Hillary Clinton dont il faut rappeler qu'elle a un contentieux personnel avec Vladimir Poutine, d'où une animosité très forte entre eux deux. Il s'agissait d'éviter qu'elle soit trop bien élue car personne à l'époque ne pensait que Trump pouvait l'emporter, ni les Russes ni le camp démocrate et ni Trump lui-même d'ailleurs. Les Russes sont intervenus de plusieurs manières, sans que l'administration Obama ne réagisse parce qu'elle aurait été accusée de partialité. Ils ont piraté des courriels du parti démocrate et les ont révélés au bon moment pour obtenir un effet politique maximal, notamment auprès des électeurs de Bernie Sanders et auprès des électeurs démocrates pour les dissuader d'aller voter – et une grande partie de la défaite de Hillary Clinton tient plus à la non-mobilisation des démocrates qu'à une forte mobilisation des républicains. Les révélations obtenues par la Russie, auxquelles les réseaux sociaux ont donné un écho considérable, touchant des dizaines de millions d'Américains, ont donc joué un rôle dans l'élection de Donald Trump.
L'enquête de Robert Mueller sur les liens entre Trump et la Russie se sert de cette base matérielle. Si le président Trump est gêné et s'il ne peut aller très loin, c'est à cause de cette enquête mais aussi parce que lui-même – et cela reste à expliquer – n'a jamais critiqué Poutine même quand ce dernier s'est montré hostile vis-à-vis des États-Unis. C'est l'un des rares leaders, l'un des rares pays qui n'a jamais fait l'objet d'un tweet négatif, comme s'il existait quelque chose de particulier, dans l'esprit de Trump, entre Poutine et lui ou entre la Russie et lui. C'est pourquoi, dans le tableau que nous vous avons fait distribuer, c'est le seul dossier obéissant à une logique que nous qualifions de chaotique – chaotique parce qu'il y a ces préférences du Président mais qu'il est empêché par l'enquête, et parce qu'il y a d'autre part une grande hostilité vis-à-vis de la Russie de la part de l'administration, en l'occurrence des militaires qui savent exactement ce que fait la Russie en Syrie et ailleurs, mais aussi du monde du renseignement qui sait précisément ce qu'ont fait les Russes pendant la campagne électorale et depuis lors, enfin de la part du Congrès, très sévère à l'encontre de la Russie au point d'imposer au président une loi de sanctions. Voilà qui explique le chaos régnant.
Je terminerai par le Qatar. Là encore il faut prendre en compte les deux mondes : celui du président Trump – qui a une préférence pour les hommes forts comme le maréchal al-Sissi, Mohammed ben Salmane ou le roi Salmane – et celui de la diplomatie américaine. Rex Tillerson est empêché de faire son travail. Vous vous souvenez de l'épisode où ce dernier est allé proposer sa médiation entre le Qatar, les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite, alors que, le même jour, Trump publiait un tweet disant que c'était vraiment le Qatar qui finançait le terrorisme – comme d'ailleurs il l'avait déjà affirmé pendant la campagne électorale – envoyant de fait un missile en direct à son propre secrétaire d'État. Voilà un exemple de prise de décision très chaotique. La situation actuelle est cependant un peu moins chaotique avec une amélioration du modus operandi entre le président et ses grands subordonnés, mais tout le travail de rationalisation, de définition stratégique mené par le deuxième monde, celui de la diplomatie, est toujours à la merci d'un tweet du président, d'une intervention, d'une foucade mais aussi d'une décision liée à ses affaires judiciaires ou tout au moins à l'enquête menée par Robert Mueller puisque c'est devenu l'une de ses préoccupations principales en plus des élections de mi-mandat : échapper à l'enquête. C'est pourquoi il a renvoyé James Comey et pourquoi il essaie de repousser le plus possible cette enquête dont il sortira forcément quelque chose. C'est pourquoi, enfin, sur des dossiers aussi importants que le climat, la Russie ou le Qatar, il restera une dose d'incertitude très grande tout au long de l'année 2018 au moins.