Intervention de Pierre-Franck Chevet

Réunion du jeudi 12 avril 2018 à 9h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Pierre-Franck Chevet, président de l'ASN :

– L'année 2017 a été globalement satisfaisante, dans un contexte d'ensemble moins préoccupant qu'il y a quelques mois. Des bémols subsistent. Certaines installations nucléaires sont en bon état, comme celles de Chinon et de Fessenheim, alors que la centrale nucléaire de Belleville, plus en retrait qualitativement, a été placée sous surveillance renforcée, selon notre principe d'approche graduée. M. Villani a cité la société Cis Bio International. Nous exerçons une surveillance renforcée sur le site de Saclay, avec des mesures coercitives.

Le nombre d'incidents enregistrés durant l'année est resté stable, même si, encore une fois, ce genre de variations ne constitue pas un critère déterminant dans nos analyses. Il faut signaler des incidents de niveau 2 dans le domaine médical et dans celui des centrales nucléaires avec, notamment, le risque de rupture de la digue qui protège la centrale du Tricastin mais également les problèmes rencontrés sur les diesels et ceux liés aux réseaux d'incendie corrodés. Ces anomalies ont été détectées, ce qui est positif, car nous avons ainsi pu les traiter. En matière de sûreté, les choses ne se jouent pas uniquement à l'étape de la fabrication ; il faut aussi exercer un regard curieux sur les modalités d'exploitation et sur la manière dont le matériel est entretenu. C'est ainsi que la sûreté progresse.

En ce qui concerne EDF, nous resterons très vigilants sur la gestion et la conformité du matériel. Tous les incidents que je viens de citer étaient liés à des défauts de conception et de fabrication : au Tricastin, le problème était d'origine, et, pour les diesels, il s'agissait d'une mauvaise construction initiale. Il faudra prévoir un programme complet de révision de la conformité des tranches, notamment par rapport à leur référentiel initial. Dans le cas spécifique d'EDF, nous avons constaté des problèmes de maintenance sur des circuits annexes du circuit d'incendie qui ont indirectement des conséquences en matière de sûreté. Nous avons besoin d'y voir plus clair, et nous comptons sur EDF pour renforcer sa maintenance. L'entreprise devra également améliorer sa qualité d'exploitation, en gagnant en vitesse et en réactivité pour la détection, la déclaration, et le traitement des écarts, quels qu'ils soient. C'est un point central pour l'amélioration de la sûreté.

Néanmoins, le contexte est moins préoccupant qu'il ne l'était il y a encore quelques mois. Les anomalies sur les aciers ont été en grande partie traitées. Nous avons pris position, l'été dernier, sur la cuve de l'EPR de Flamanville. Nous avons été amenés à examiner tous les équipements susceptibles d'être affectés. L'hiver dernier, nous avons arrêté douze réacteurs pour contrôler certains générateurs de vapeur, ce qui a permis de traiter l'anomalie. Ces difficultés sont largement derrière nous.

Autre sujet – nous en parlions tout à l'heure à propos du Creusot –, celui des irrégularités qui, pour le dire plus clairement, s'apparentent à des fraudes.

Le réexamen total, page à page, de l'ensemble des dossiers de fabrication a été entrepris à notre demande ; la moitié du travail a déjà été accomplie. Pour l'instant, le nombre d'anomalies constatées et posant problème en termes de sûreté est relativement restreint. En particulier, l'un des générateurs de vapeur de Fessenheim 2 a été examiné complètement et nous avons pu autoriser le redémarrage du réacteur. Il faut évidemment aller jusqu'au bout, mais le travail est en cours et se déroule de manière satisfaisante. On ne peut évidemment exclure a priori la découverte d'autres anomalies à cette occasion dans la moitié restante. Areva a prévu de terminer l'exercice de relecture complète de tous les dossiers de fin de fabrication à la fin de cette année.

Par ailleurs, s'agissant des réorganisations industrielles et des recapitalisations des principales entreprises, à savoir EDF et Areva, qui a désormais deux noms : Framatome et Orano, je les salue très positivement. La situation était évidemment préoccupante en termes de capacités techniques et financières desdites entreprises. Cette réorganisation, que j'appelais de mes voeux, va dans le bon sens. Nous veillerons à ce que les moyens financiers et humains ainsi que les compétences techniques soient affectés aux bons endroits.

J'ai déjà cité certains points de vigilance. Concernant les fraudes, un travail a été engagé en lien avec les industriels ; il se poursuit. Nous comptons arrêter un plan antifraude à la fin du premier semestre. Un certain nombre de mesures doivent encore faire l'objet de réflexions. L'une des idées, parmi d'autres, consiste à mettre en place un système organisé de lanceurs d'alerte. Dans quelles conditions ? Il faut organiser leur protection mais aussi la lutte contre les déclarations insincères qui pourraient être réalisées dans ce cadre. Les lanceurs d'alerte doivent aussi être responsabilisés. Le travail juridique est en cours. Détecter des fraudes n'a rien de simple : par définition, une fraude est intentionnelle et faite pour ne pas être détectée.

La présence sur le terrain des industriels eux-mêmes et de l'ASN, à un certain nombre de moments clés des opérations, doit être assurée. Il faut cibler les bonnes opérations, aux moments les plus critiques, eu égard aux risques de fraude.

Autre idée : des laboratoires extérieurs aux entreprises, agréés et indépendants, pourraient être chargés d'un certain nombre de mesures de contrôle. Cela rendrait les fraudes beaucoup plus difficiles.

Aucune mesure de ce programme que nous nous apprêtons à mettre en oeuvre n'est imparable à elle seule : seul un faisceau de mesures pourra rendre la fraude moins probable.

Toujours au chapitre des points de vigilance figure la prolongation des installations anciennes, notamment des réacteurs. Le parc industriel nucléaire français, l'un des plus grands au monde, a été construit de manière intense sur une période très courte, à la fin des années 1970 et au début des années 1980. L'ensemble du parc a donc le même âge : il aura bientôt quarante ans. Ce n'est pas la fin de sa vie ; c'est néanmoins un âge respectable, qui nécessite de réexaminer la sûreté des installations.

Nous avons prévu de rendre, en 2020, un avis dit générique pour les réacteurs nucléaires les plus anciens, ceux de 900 Mégawatts, ce qui est cohérent avec le planning des visites décennales prévu par EDF. Le « retard » en la matière, que vous avez mentionné Monsieur le président, n'est pas un retard mais un approfondissement. Il y a quatre ou cinq dossiers techniques très complexes à traiter ; nous attendons des compléments d'information de la part d'EDF pour former notre jugement sur cette prolongation.

Cette étape de l'avis générique sera suivie d'un examen, réacteur par réacteur, en fonction des spécificités de chaque site. La loi de transition énergétique a prévu que la décision de prolongation de chaque réacteur est soumise à notre autorisation et doit être prise après enquête publique. Il y aura donc une séquence d'enquêtes publiques, réacteur par réacteur.

Nous évaluons l'opportunité d'une prolongation dans la perspective d'une amélioration de la sûreté des réacteurs par rapport aux standards initiaux : ceux d'il y a quarante ans. Mais cette démarche ne trouve son plein sens que si, par ailleurs, les installations sont effectivement conformes aux standards initialement requis. Il est donc absolument nécessaire, à l'échéance des quatrièmes visites décennales, de revérifier la conformité des matériels.

Troisième point de vigilance : les grands chantiers, c'est-à-dire l'EPR, le réacteur Jules Horowitz et le projet ITER, les deux derniers cités étant implantés à Cadarache. Tous rencontrent des difficultés industrielles majeures, qui occasionnent des retards. Je mets de côté la question de la cuve de l'EPR de Flamanville, mais ces sujets peuvent avoir un impact en termes de sûreté : ces difficultés peuvent renvoyer à des problèmes de qualité ; or la qualité renvoie elle-même à la sûreté. Notre analyse est que ces difficultés sont principalement liées à une perte d'expérience : on n'a pas réalisé de chantier de cette ampleur et de cette complexité depuis très longtemps ; on est donc encore dans la phase de réapprentissage. C'est la principale explication.

Quant au chantier de l'EPR de Flamanville, il est dans sa dernière ligne droite, qui correspond à une phase de tests tout à fait normale pour un chantier de cette complexité. Nous sommes extraordinairement attachés à la qualité de ces essais, qui sont le moyen de tester le bon fonctionnement des matériels en conditions réelles, ou au plus près possible du réel.

Deux anomalies ont été récemment détectées. La première, touchant une partie des lignes secondaires, l'a été en février ; j'ai qualifié cette anomalie de sérieuse. Elle a été constatée au niveau de la sortie des générateurs de vapeur, sur des lignes très importantes qui traversent l'enceinte elle-même, pour rejoindre les turbines. Le concepteur a choisi de construire ces lignes en « exclusion de rupture », ce qui signifie qu'on doit exclure que ces tuyauteries rompent, et exige la plus haute qualité possible. Or ces prescriptions techniques, nécessaires pour rendre recevable l'hypothèse d'exclusion de rupture, n'ont pas été transmises au fabricant et, dès lors, pas mises en oeuvre. Le traitement de cette anomalie est en cours. En clair, nos exigences sont supérieures à celles de la réglementation de base relative aux équipements dits « sous pression nucléaires » ; mais ces exigences supérieures n'ont pas été transmises.

La deuxième anomalie, plus récente et également sérieuse, concerne non seulement les lignes que je viens de citer mais aussi les lignes qui renvoient l'eau en retour dans les générateurs de vapeur, c'est-à-dire l'ensemble de ce qu'il est convenu d'appeler « circuits secondaires principaux ». Autrement dit, les deux anomalies se juxtaposent partiellement.

Pendant la fabrication, lors des soudages de ces lignes, des contrôles doivent être effectués, étape essentielle pour obtenir des tuyauteries de qualité. Or EDF, au moment des ultimes contrôles avant démarrage de ces lignes – ces contrôles valent contrôles de référence pour tous les contrôles à venir pendant l'exploitation – a identifié des défauts qui n'avaient pas été vus lors des contrôles de fabrication. Aussi ont-ils décidé d'étendre ces contrôles à d'autres circuits.

Nous avons réalisé une inspection, sous la responsabilité de notre inspecteur en chef, mardi dernier. Nous avons rendu compte des premières conclusions que nous en tirions par une note d'information publiée hier. S'agissant des contrôles de fabrication qui ont laissé passer les défauts, nous avons constaté des problèmes d'organisation du travail et de conditions de travail ainsi qu'un clair défaut de surveillance de la part de Framatome et d'EDF : peu de contrôles de terrain étaient menés pour surveiller ces contrôles dits non destructifs, qui correspondent en quelque sorte à une « échographie » des soudures. Par ailleurs, nous n'avons pour l'instant pas d'explication claire sur l'absence de détection d'un certain nombre de défauts qui ont été repérés par la suite.

Quoi qu'il en soit, le point important est qu'il existe des défauts. Il faut donc trouver un moyen de les traiter. Nous attendons le bilan des contrôles prévus par EDF pour le courant du mois de mai. Nous nous prononcerons après avoir reçu une proposition de plan d'action. D'ores et déjà, nous avons demandé à EDF d'étendre le champ des investigations ; ont pour l'instant été identifiées, sur les circuits secondaires principaux, 150 soudures à revérifier.

Pour ce qui concerne les travaux post-Fukushima, nous avons déjà fait mettre en oeuvre, pour l'ensemble des installations nucléaires, des dispositions qui améliorent la sûreté, à un niveau globalement équivalent à celui prescrit à l'étranger, en Europe en particulier. L'ASN, en France, a demandé qu'on aille plus loin en réalisant des travaux plus lourds et plus pérennes de renforcement de la sûreté. Naturellement, il faudra quelques années pour atteindre le plein déploiement de ce que nous avons demandé, ces travaux devant être menés avec un haut niveau de qualité.

J'ai, tout à l'heure, parlé des incidents de niveau 2 dans le domaine médical, c'est-à-dire d'événements qui peuvent avoir un impact sur la santé des patients ou des travailleurs médicaux. Il y en a eu sept, c'est beaucoup : c'est davantage, par exemple, que le nombre total d'incidents de ce niveau ayant affecté les installations nucléaires de base, même si les échelles ne sont pas tout à fait comparables.

La vigilance est donc, là aussi, de mise. La radiothérapie est, par définition, un domaine à risques : elle utilise des rayonnements ultra puissants. Autre point de vigilance dans le domaine médical : les interventions radioguidées, sous imagerie. Le temps d'exposition y est relativement long ; il y a donc également des risques. Cette technique se développe à bon droit, au bénéfice des patients ; néanmoins, elle est relativement « dosante » pour les patients et pour les personnels.

Par ailleurs, on a toujours plutôt considéré que l'imagerie classique, autrement dit les scanners, était moins risquée que l'imagerie interventionnelle. Or, au centre hospitalier du Mans, une personne enceinte vient de subir 50 clichés là où un seul eût été suffisant – 50 fois la dose normale, cela fait beaucoup ! Suite à une inspection menée sur place, nous avons mis en ligne hier une note d'information détaillant les premières raisons connues de cet événement, qu'il faut éviter de laisser se reproduire.

Autre sujet de vigilance : la sécurité – nous entendons par sécurité la protection contre les actes de malveillance – des sources radioactives. Il s'agit d'engins de chantier que l'on utilise après avoir soudé des tuyaux en acier afin de vérifier par radiographie l'état de ceux-ci. Les sources radioactives utilisées sont assez puissantes ; elles pourraient faire des dégâts importants si elles tombaient entre de mauvaises mains. Il faut donc éviter ce genre de situation.

Ce sujet était initialement orphelin mais la loi de transition énergétique nous a confié le soin de contrôler la sécurité de ces sources. Nous sommes en phase d'élaboration du cadre réglementaire et procéderons aux premières inspections au deuxième semestre 2018, une fois les textes réglementaires publiés. C'est, pour nous, un premier pas dans le domaine de la protection contre les actes de malveillance. Nous n'en sommes cependant pas chargés pour les grosses installations.

Pour finir, j'aurai deux messages de long terme, à cinq ou dix ans. Le premier touche, pour partie, à la politique énergétique. Le parc des réacteurs nucléaires français est standardisé ; cette caractéristique a globalement représenté un avantage du point de vue de la sûreté – lorsqu'on détecte une anomalie, on généralise rapidement la correction. Mais il y a une contrepartie : la détection tardive d'une anomalie peut entraîner l'arrêt de plusieurs réacteurs en même temps. Nous l'avions dit clairement en 2013 à l'occasion de la préparation de la loi sur la transition énergétique. Au cours de l'hiver 2016-2017, nous avons arrêté, pour cette raison, douze réacteurs en même temps et le réseau électrique a été en limite de stabilité, notamment au mois de février 2017, qui avait connu des températures basses. Même si on fait tout, en France, pour détecter et traiter les anomalies le plus tôt possible, personne ne peut exclure que nous puissions nous retrouver à nouveau dans une situation semblable. Par conséquent, il faut être très réactif sur le traitement des anomalies, d'où mon message sur le traitement des écarts. Mon message s'adresse aussi au Gouvernement : il faut concevoir le système électrique de sorte que celui-ci puisse faire face à l'arrêt simultané de dix réacteurs, pas immédiat mais dans une période assez courte. Il faut des marges quelque part, en consommation ou en production, correspondant à l'énergie produite par une dizaine de réacteurs.

Mon second message porte sur les déchets radioactifs : c'est un sujet de sûreté à long terme. Nous avons, en France, un plan de gestion de tous les déchets nucléaires qui est réévalué tous les trois ans, y compris par l'OPECST. Il a été annoncé que ce plan allait faire l'objet d'un débat public en fin d'année ; il s'agira d'un rendez-vous important.

Premier point : dans la perspective de futurs démantèlements de centrales, éventuellement en masse, il risque d'y avoir des volumes importants de déchets très faiblement radioactifs. La politique nationale actuelle consiste à centraliser ces déchets dans les installations de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), ce qui suppose de leur faire traverser la France. Ce n'est pas nécessairement la meilleure solution, en raison du coût et des risques liés au transport, des impacts environnementaux, etc. Dans ce contexte, des stockages locaux ou régionaux, évidemment adaptés à la nocivité des déchets, n'auraient-ils pas un sens ? C'est une vraie question, qui renvoie à ce que pensent nos concitoyens et les élus. Il faut en discuter.

Deuxième question, à l'autre bout du spectre : quelle solution de sûreté adopter pour les déchets radioactifs les plus nocifs, dits « de haute et de moyennes activités à vie longue » – on parle de centaines de milliers d'années ? C'est une question extraordinairement complexe. On sait évidemment construire des installations de stockage en subsurface – c'est l'une des idées mise en avant par certains opposants au projet Cigéo – mais ces installations reposent sur l'hypothèse que le béton et les colis en acier vont tenir dans la longue durée. Or personne n'est capable de garantir que des bétons ou des colis en acier tiennent au-delà de 100 ans, a fortiori pas jusqu'à 100 000 ans !

D'où la solution retenue internationalement comme référence : le stockage géologique profond, dont la sûreté est assurée à très long terme par la géologie. Comment peut-on exclure, est-il objecté à cette solution, que la science trouve, par exemple dans cent ans, une solution plus élégante ? Pour cette raison, la loi exige que le centre industriel de stockage géologique Cigéo soit réversible. Notre génération offre ainsi une solution viable et de long terme aux générations suivantes, tout en leur laissant la possibilité d'adopter plus tard une solution plus intelligente. Aussi, toutes les lois successives, et l'ASN y adhère pour des raisons de sûreté, ont bien confirmé que, pour l'instant, la seule option qui ait du sens est celle du stockage géologique, même s'il faut prouver, techniquement et financièrement, la faisabilité de sa réversibilité.

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