Madame la présidente, monsieur le président de la commission des affaires culturelles, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, la France est le pays du droit d'auteur. C'est ici que ce droit est né, ici qu'il a été enrichi, depuis plus de deux cents ans, avec la plus grande ferveur, la plus grande inventivité. C'est le socle de notre modèle culturel, de sa richesse et de sa diversité. Nous en sommes les dépositaires. Nous sommes responsables de l'avenir que nous lui donnons.
Or cet avenir s'écrit dans un monde fondamentalement différent de celui dans lequel le droit d'auteur a été créé. Vous l'avez rappelé, monsieur le rapporteur : la transformation numérique lance de nouveaux défis. Elle a bouleversé le secteur de la presse, qui a dû faire sa révolution. Un certain nombre d'acteurs n'y ont pas survécu. Cependant, beaucoup ont fait preuve d'une capacité d'adaptation remarquable, en investissant, en développant de nouveaux supports, en construisant des modèles économiques innovants : par la publicité, par les abonnements notamment.
Ce que l'on constate aujourd'hui, c'est que malgré tous ces efforts, le secteur continue à rencontrer des difficultés. Le développement des revenus du numérique n'a pas compensé l'effondrement de l'édition papier. La principale raison à cela, c'est que la valeur créée par les éditeurs de presse se voit massivement détournée et détruite par d'autres acteurs. Tel est l'objet du texte qui nous réunit aujourd'hui.
Les éditeurs de presse sont victimes des pratiques déloyales des plateformes, des moteurs de recherche et des agrégateurs de contenus, qui réutilisent leurs contenus sans les rémunérer. Selon une étude du cabinet Kurt Salmon, les éditeurs ne captent que 13 % de la valeur totale créée par le marché français de la veille et des agrégateurs de contenus sur l'internet. De leur côté, les nouveaux acteurs en tirent profit grâce aux recettes publicitaires et ils siphonnent une partie des lecteurs de la presse traditionnelle, en proposant gratuitement des contenus qui sont généralement payants sur les sites d'origine.
Cette situation est inadmissible sur le plan concurrentiel. Elle est inadmissible, aussi, sur le plan philosophique ; en France, nous défendons les ayants droit, les créateurs de contenus. Il est inacceptable que les acteurs qui se contentent de véhiculer les contenus soient massivement mieux rémunérés que ceux qui les fabriquent.
Par ailleurs, cette situation n'est pas viable. En mangeant la laine sur le dos des éditeurs de presse, c'est tout le reste de l'écosystème que les plateformes fragilisent ; ce sont aussi les journalistes et les kiosquiers qui sont mis en danger et, à terme, les conditions du pluralisme, les conditions de notre démocratie.
Nous devons créer, impérativement, un mécanisme qui garantisse un meilleur partage de la valeur au profit des éditeurs de presse. Ce mécanisme, c'est le droit voisin. Vous l'avez parfaitement expliqué, monsieur le rapporteur : il permettra aux éditeurs de percevoir une rémunération pour chaque réutilisation de leurs contenus. J'en défends le principe avec autant de conviction et de détermination que vous. Sa création est une nécessité. Toutefois, je considère que nous devons attendre avant d'adopter un texte en France. Je vais vous en exposer les raisons.
Le droit voisin doit se construire d'abord au niveau européen. La France ne peut pas imposer seule des règles aux géants mondiaux du numérique. Les initiatives isolées ne sont pas efficaces : nous en avons eu la preuve chez nos voisins. Je pense à l'Espagne, où un droit voisin a été institué au profit des éditeurs de presse il y a trois ans maintenant ; aucune rémunération n'a été versée à ce jour pour autant. Certains agrégateurs de contenus, dont Google News, se sont contentés de fermer leur service en Espagne. Je voudrais citer aussi l'exemple de l'Allemagne, où un droit voisin a été créé en 2013 ; Google a refusé de négocier le reversement d'un pourcentage de son chiffre d'affaires. Les éditeurs ont porté plainte pour abus de position dominante. L'autorité de la concurrence allemande a décidé de ne pas ouvrir une procédure, faute d'une « suspicion suffisante ». Un bon nombre d'éditeurs allemands ont fini par accorder une licence gratuite à Google.
Cela démontre que le seul niveau de protection efficace, devant les géants transnationaux, c'est l'Europe. Les plateformes peuvent peut-être se permettre de contourner un marché national de quelques dizaines de millions d'usagers, mais elles ne pourront pas se permettre de contourner le marché européen tout entier, avec ses 700 millions d'utilisateurs potentiels. Les plateformes se conformeront aux règles européennes si nous parvenons à faire front uni.
Or c'est ce qui est en train de se produire aujourd'hui : le principe de la reconnaissance du droit voisin a été acté dans le cadre de la révision de la directive sur le droit d'auteur. Cette consécration va changer les règles du partage de la valeur.
Des débats importants ont eu lieu dans les instances européennes depuis plusieurs mois. Je me suis battue. La France a fait un travail décisif de conviction, qui a payé : le principe est désormais acquis.
Le calendrier s'accélère, car la directive est un élément essentiel du projet de marché unique numérique proposé par la Commission. Le Conseil de l'Union européenne et le Parlement européen vont adopter une position dans les prochaines semaines, et les discussions sont intenses. À l'heure actuelle, les négociations portent encore sur des points sensibles concernant le champ d'application du droit voisin. L'un d'eux, qui est important, concerne les courts extraits : la France défend le champ d'application le plus large possible, donc l'inclusion des courts extraits.
Dans les prochaines semaines, la priorité sera de maintenir une intense activité diplomatique à Bruxelles et à Strasbourg, pour que la version finale du texte soit la plus favorable aux intérêts de la France. Vous pouvez compter sur ma mobilisation sans faille. Je me suis entretenue ce mois-ci encore avec le vice-président de la Commission européenne, Andrus Ansip, ainsi qu'avec la commissaire à l'économie et à la société numériques, Mariya Gabriel. La France forme un axe clair avec la Commission européenne, qui, depuis le début des discussions, soutient l'instauration d'un droit voisin. La France forme également un axe avec de nombreux États membres, dont l'Allemagne ; cet axe est un puissant levier de négociation. Je travaille par ailleurs avec les eurodéputés français, ainsi qu'avec le rapporteur du texte, Axel Voss, en vue de mobiliser le Parlement. J'en profite pour remercier nos alliés parlementaires pour leur mobilisation sans faille en faveur de la création d'un droit voisin pour les éditeurs de presse. En outre, j'échange très régulièrement avec mes homologues sur ce dossier ; je les verrai mercredi prochain, le 23 mai, à Bruxelles, en marge d'un conseil des ministres européens de la culture.
Le calendrier est très serré. Un Comité des représentants permanents – COREPER – se tiendra deux jours plus tard, le 25 mai. Les 20 et 21 juin prochains, le Parlement européen votera le rapport de la commission des affaires juridiques, ce qui permettra d'engager les trilogues. Je l'ai dit : vous pouvez compter sur ma mobilisation totale pour cette dernière ligne droite.
Nous avons néanmoins besoin de toutes les forces de conviction. J'ai lancé un appel aux éditeurs de presse français pour qu'ils se mobilisent auprès de leurs interlocuteurs européens. Je lance aujourd'hui le même appel auprès de vous, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés : je vous invite à joindre vos efforts aux miens pour convaincre tous ceux qui doivent encore l'être, notamment au Parlement européen.
Nous partageons les mêmes objectifs, monsieur le rapporteur. Vous faites preuve depuis le début d'un engagement décisif dans ce dossier.
Aujourd'hui, les discussions européennes sont bien avancées, mais notre combat nécessite encore un effort de lobbying important auprès des États membres, car le lobby des opposants au droit voisin est très puissant. Faisons front commun ! Chacun de vous peut jouer un rôle précieux pour lever les derniers doutes de nos partenaires. Nous pouvons travailler à des initiatives coordonnées.
Je veux notamment vous dire que mon ministère sera tout à fait disposé à accompagner une délégation de députés, dans les prochaines semaines, pour défendre les positions françaises auprès des instances européennes, en particulier du Parlement. Nous pouvons aussi compter sur la mobilisation des éditeurs de presse, que je salue. Vous pouvez compter sur notre total soutien si une telle initiative se dessinait.
Je le répète : nous sommes dans la dernière ligne droite. Les discussions qui sont engagées depuis près de deux ans sur ce texte aboutiront d'ici la fin de l'année. C'est dans ce contexte bien particulier que le Gouvernement n'est pas favorable à ce qu'un texte soit adopté, dans l'intervalle, au niveau national. Une telle initiative ferait peser un risque sérieux sur le bon avancement des discussions à ce stade de la négociation, en apportant de l'eau au moulin des États membres qui ne souhaitent pas que la question du droit voisin soit traitée au niveau européen. Nous ne pouvons pas nous permettre de prendre un tel risque, eu égard aux enjeux pour la presse.
Je voudrais d'autre part contrecarrer l'idée selon laquelle l'adoption aujourd'hui d'un texte national permettrait de gagner du temps par rapport à la solution européenne. En effet, un tel texte n'entrerait pas en vigueur avant plusieurs mois, puisque les procédures exigent de notifier un texte national à la Commission européenne, une fois que celui-ci a été adopté, et d'attendre ensuite un délai de trois mois.
La rédaction de la présente proposition de loi présente en outre un certain nombre de difficultés et d'imprécisions légistiques qui n'ont pas encore été résolues et qui poseraient des problèmes pour son application. Mes services sont à votre disposition pour y travailler au plus vite, en liaison avec la filière de la presse.
Enfin, si un texte était adopté aujourd'hui à l'échelon de la France, il ferait de toute façon l'objet d'une réécriture au moment de la transposition de la directive européenne, pour tenir compte des dispositions définitives.
Au total, vous l'aurez compris, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, le Gouvernement soutient sans ambiguïté la proposition de loi sur le fond : nous nous battons pour la création d'un droit voisin pour les éditeurs de presse. En revanche, nous sommes défavorables à l'adoption d'un texte au niveau national dans le tempo actuel, vu que les discussions européennes sont sur le point d'aboutir et que l'échelon le plus efficace pour la construction d'un tel droit est l'échelon européen.
S'agissant du droit voisin, une proposition de loi pourrait en revanche être le bon véhicule pour une transposition très rapide de la directive en France.
Nous avons une obligation de résultat sur ce dossier, et cela se joue d'abord à Bruxelles. La création du droit voisin participe d'un mouvement global de responsabilisation des plateformes numériques que nous menons sur tous les fronts : je pense aux fausses nouvelles, ou encore au financement de la création, à travers la directive « Services des médias audiovisuels ».
J'en appelle donc, une fois encore, à votre soutien pour les discussions européennes.