Intervention de François Ruffin

Séance en hémicycle du mardi 22 mai 2018 à 15h00
Équilibre dans le secteur agricole et alimentaire — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Ruffin :

Monsieur le ministre, il est une gravure de la Révolution que nous connaissons tous : c'est une caricature représentant les trois ordres sous les traits d'un paysan courbé, écrasé, portant sur son dos la noblesse en bottines et le clergé en habit de soie. Épuisé, le paysan s'exclame : « Il faut espérer que ce jeu-là finira bientôt. »

Les choses ont-elles tant changé ? Courbé, écrasé, le paysan l'est de nouveau, mais c'est aujourd'hui l'industrie agroalimentaire et la grande distribution qu'il porte sur ses épaules. Au-dessus encore, pèse la main invisible des marchés mondialisés : quoiqu'invisible, elle est bien présente, bien pressante.

Cette image, les statistiques l'illustrent : en 2016, la moitié des agriculteurs ont gagné moins de 354 euros par mois. Le métier est gagné par la lassitude : en vingt ans, la moitié des exploitations a disparu. Le découragement tourne souvent au drame : en France, tous les trois jours, un agriculteur se suicide.

Par contraste, regardons le dernier classement établi par le magazine Challenges. En dix ans, Emmanuel Besnier, le PDG de Lactalis, a multiplié sa fortune par trois : elle s'élève aujourd'hui à 8 milliards d'euros. La famille Fiévet, propriétaire du groupe fromager Bel, a elle aussi multiplié sa fortune par trois en dix ans, de même que la famille Roquette, qui possède la société Roquettes Frères, numéro 1 de l'amidon en Europe. Sans oublier Jean-Paul Bigard, le champion du steak, dont la fortune a crû de 37 % en une seule année. De ce côté-là, tout va bien : ni lassitude, ni découragement.

Tout va mieux encore pour les rois des supermarchés, les Naouri, du groupe Casino, les Mulliez, du groupe Auchan, les Arnault, de Carrefour. Voilà qui nos paysans portent sur leurs épaules ! Ce jeu-là finira-t-il bientôt ?

« En ce moment, c'est dur, c'est très dur. On serre les fesses. Il faut encore que j'aille négocier avec ma banque. » C'est Isabelle Marleau, une agricultrice de mon coin, qui me racontait cela. Elle est en GAEC avec son frère Pascal et sa fille Marion : 270 hectares, surtout de céréales, et une soixantaine de vaches. « L'année dernière, me racontait-elle, avec la chute des cours, cela nous a fait 70 000 euros en moins. Tout l'argent qu'on avait mis de côté, on l'a mangé en un an, à cause des prix trop bas du blé et du lait. On travaille. »

En Bretagne, en Normandie, en Auvergne, chez les producteurs de lait, de porc, de céréales, de viande bovine, vous avez tous, ici, j'en suis sûr, recueilli des témoignages semblables, et sans doute d'autres plus dramatiques. Partout, la même cause produit les mêmes effets : la chute des cours conduit à la misère, d'où le branle-bas de combat des états généraux de l'alimentation.

Par parenthèse, en ce qui concerne les états généraux de l'alimentation, j'ai joué le jeu depuis l'été dernier : je me suis rendu à l'ouverture en grande pompe à Bercy ; j'ai assisté à nombre d'auditions, de tables rondes ; j'ai participé à la « classe verte » organisée pour les parlementaires au marché de Rungis. J'ai même reçu, en bon élève, les félicitations du président de la commission des affaires économiques – il est pourtant rare, dans cette assemblée, que je sois félicité pour mon comportement !

À travers le pays, nous avons été des centaines, des milliers à jouer le jeu. Que des députés l'aient fait, peu importe, ils sont payés pour. Ce sont surtout des paysans, des syndicalistes agricoles, des cadres de l'agroalimentaire, des dirigeants de la distribution, des représentants de consommateurs, des défenseurs de l'environnement, des militants du bien-être animal qui ont participé à ces états généraux. Des centaines de personnes ont bloqué une journée, parfois aussi une nuit, ont pris le train pour Paris, ont dormi loin de leur famille, tout cela pour consacrer du temps à ces états généraux, alors que mille autres impératifs les appelaient dans leur ferme, dans leur association, dans leur entreprise.

Pourquoi sont-elles venues ? Parce qu'elles étaient mues, et moi avec elles, par un double espoir : assurer un revenu digne aux agriculteurs, et transformer l'agriculture. Des centaines de personnes ont participé à des centaines de réunions, à 35 000 heures de discussions – chiffre annoncé par Olivier Allain, co-animateur des états généraux. Tout cela pour quoi ? Cette montagne de débats a accouché d'une souris. Nous avons le sentiment d'avoir été pris pour des gogos du dialogue, de la concertation, du bla-bla.

Pour pondre ce machin sans souffle, sans vision, sans ambition, il ne servait à rien de déranger tout ce monde, d'agiter pendant six mois le ban et l'arrière-ban de nos campagnes, de proclamer des états généraux comme pour une révolution. Il suffisait de trois experts dans un ministère, autour d'un bureau, pour rédiger ces mini-mesures qui nous font hausser les épaules. Cela n'est pas à la hauteur de l'attente, de l'urgence.

Je le répète, la cause du mal est connue. La chute des cours conduit à la misère : c'est simple. Contre cela, que faire ? Serge Papin, le PDG de Système U, qui animait l'atelier des états généraux consacré aux prix, a dit à notre commission que si l'on veut sauver l'agriculture française, l'amener vers plus de qualitatif, il faudrait des prix minimums garantis. Nous avons besoin, dans ce pays, de régulation, car cela fait environ trente ans que l'agriculture est la variable d'ajustement de la guerre des prix.

C'est l'évidence qui s'impose à tous les esprits, c'est l'idée la plus simple, la plus banale qui revient dans les échanges : des prix planchers qui intègrent un revenu digne pour les agriculteurs. On peut les estimer au doigt mouillé : 40 centimes d'euros le litre de lait, 1,50 euro le kilo de porc, avec interdiction pour les industriels et les coopératives, Lactalis et Bigard, d'acheter à des prix inférieurs à ces prix planchers.

Au lieu de prendre cette mesure trop simple, trop banale, trop évidente, au lieu de fixer des quotas, des coefficients multiplicateurs, au lieu de recourir à des outils de régulation qui ont fait leurs preuves pendant des décennies, vous avez bâti une usine à gaz législative à base de contrats et d'accords-cadres. Ceux-ci, dans la détermination du prix, devront prendre en compte un ou plusieurs indicateurs relatifs aux coûts pertinents de production en agriculture ou à l'évolution de ces coûts, et un ou plusieurs indicateurs relatifs au prix des produits agricoles et alimentaires, charge ensuite à un médiateur de modifier ou supprimer des accords-cadres qu'il estime abusifs ou déséquilibrés. Si sa mission de médiation n'aboutit pas dans un délai d'un mois, sera alors saisi un juge pour arbitrage, etc. Malgré tout cela, ces indicateurs de prix restent, comme leur nom l'indique, indicatifs, au mieux incitatifs ; ils ne seront en aucun cas contraignants.

Monsieur le ministre, je vous ai demandé en commission pourquoi, au lieu de construire ce labyrinthe, vous n'avez pas tout simplement opté pour des prix planchers. Vous m'avez répondu que cela porterait atteinte à la concurrence et que la Commission européenne, qui n'aime pas du tout cela, nous sanctionnerait, nous punirait.

C'est bien le même but que nous poursuivons, mais nous ne sommes pas d'accord sur les moyens propres à l'atteindre. Pour y arriver, vous passez par mille détours, par mille tuyaux, ce qui rend votre projet gazeux, illisible, inopérant. Pourtant, vous auriez pu désobéir à Bruxelles ; le jeu en vaut la chandelle. Il s'agit d'hommes, de nos agriculteurs : seront-ils encore broyés demain ? Il s'agit de nos terres, de nos territoires, de nos assiettes, de notre environnement. Il y a là de quoi justifier un bras de fer avec la Commission européenne, pour affirmer que la concurrence n'est pas l'idéal universel, et que la France place bien d'autres valeurs, les valeurs humaines, au-dessus de la sacro-sainte concurrence.

Avec ce projet de loi, votre position est ambiguë, inconfortable. Vous avez le cul entre deux chaises : d'un côté, vous voyez bien que les marchés mondialisés mènent l'agriculture dans le mur, que les paysans sont étranglés, mais « en même temps », votre monde, c'est celui du libéralisme, de la concurrence libre et non faussée. Tout cela est dans les gènes de votre majorité, dans l'ADN de votre Président. La libre concurrence, vous l'appliquez au travail, au rail, à l'université, au logement.

Timidement, avec mille précautions, avec des pudeurs de gazelle, comme dirait le président de mon groupe, vous tentez de réguler un peu. Mais « en même temps », vous signez le CETA avec le Canada, un accord avec le MERCOSUR, et encore un autre accord avec le Mexique. Vous demandez aux agriculteurs de monter en gamme, d'offrir une alimentation de qualité, et « en même temps », vous ouvrez les portes au boeuf mexicain, canadien, argentin, brésilien, élevé aux farines animales et aux activateurs de croissance.

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