Madame la ministre, ce texte, qui a suscité beaucoup d'espérances et d'attentes, provoque essentiellement pour l'heure des inquiétudes, de la déception, et soulève des questions. Ces inquiétudes ne sont pas propres au groupe Nouvelle Gauche : elles sont assez largement partagées. Certes, elles ne portent pas sur tous les points de la réforme, mais c'est tout de même la première réforme de la formation professionnelle qui, depuis 1971, ne fait pas consensus.
Ces inquiétudes sont liées à certains des présupposés mêmes de votre texte, présupposés que traduit son intitulé : la « liberté de choisir son avenir professionnel ». Est-ce à dire qu'après cette réforme, ceux qui seraient encore au chômage l'auront choisi ? La formation, j'en suis convaincu, ne crée pas d'emplois et, bien souvent, les moins formés sont ceux qui pensent le moins à se former.
Les interrogations sont multiples. Elles sont liées, tout d'abord, à la faiblesse de l'étude d'impact, qui ne contient pas d'informations précises sur le schéma général des flux financiers issu de la réforme, qui permettraient de vérifier le niveau des ressources du CPF, du CPF de transition, et la réalité de sa simplification. Nous ne disposons d'aucun élément technique susceptible de nous expliquer comment vous comptez mettre en oeuvre l'application mobile qui permettra de gérer son CPF, qui est tout de même l'une des « têtes de gondole » de cette réforme. Qui la met en oeuvre ? Dans quel délai pourrons-nous l'utiliser ?
Nous nous interrogeons également sur la monétisation du CPF en euros. À cet égard, chacun doit être conscient de l'écart qui peut exister entre le budget disponible et le montant qui sera affiché en euros, après la conversion des 5,5 millions de comptes qui ont été ouverts. Faisons un calcul rapide : 72 heures de formation à raison de 14 euros de l'heure, cela fait 5,55 milliards d'euros. Or il est prévu d'attribuer au CPF 0,4 % de la masse salariale. Le calcul est donc simple : le budget disponible sera de 1,75 milliard d'euros. Il manque ainsi 3,8 milliards d'euros. Bien entendu, tous les CPF ne seront pas mobilisés en même temps, mais une régulation sera nécessaire car, pour l'instant, les euros que vous annoncez sont de la monnaie de singe !
Nous nous interrogeons sur le montant forfaitaire du CPF. En réalité, ces 14 euros ne sont pas un plancher mais un plafond. Ainsi, un certain nombre de droits seront réduits, en particulier ceux qui permettaient de financer des formations techniques nécessitant des plateaux lourds, dont le coût pouvait être de l'ordre de 50 euros de l'heure.
Des interrogations, nous en avons aussi sur l'avenir du congé individuel de formation, que vous transformez en CFP de transition. Le CIF fonctionnait bien, notamment parce que le taux de rémunération était d'au moins 80 % du salaire. Aujourd'hui, nous ne savons pas quel sera ce taux de remplacement et on peine à comprendre pourquoi vous supprimez le CIF pour le remplacer par ce que le Conseil d'État qualifie d'usine à gaz.
Une interrogation similaire porte sur la privatisation du conseil en évolution professionnelle. Certes, les FONGECIF manquaient de moyens, mais leur expertise était réelle. Pourquoi prendre le risque de privatiser le CEP ?
J'en viens à l'apprentissage. En la matière, l'inquiétude tient au pari que vous faites sur la régulation du système, qui nous paraît particulièrement hasardeux. Plutôt qu'aux branches professionnelles, qui n'ont, pour la quasi-totalité d'entre elles, aucune consistance juridique, il aurait été plus intelligent de confier cette régulation aux régions tout en veillant à ce qu'elles mobilisent bien les moyens alloués par l'État pour le développement de l'apprentissage. Vous prenez des risques en matière de régulation territoriale de l'offre de formation par l'apprentissage, et les CFA ont raison d'être inquiets quant à la pérennité à moyen terme de leur financement et de leur fonctionnement. De fait, le financement au contrat plongera un certain nombre de centres de formation chroniquement déficitaires dans de grandes difficultés et créera des rentes de situation pour ceux du supérieur, qui capteront les fonds de l'apprentissage.
Nous avons également des interrogations sur le financement du plan d'investissement dans les compétences. Quinze milliards d'euros : ce montant nous avait paru ambitieux. En réalité, il n'y a pas un euro de plus. Vous annoncez vouloir former, en cinq ans, un million de demandeurs d'emploi ; force est de constater que c'est moins qu'en 2016 et 2017. Du reste, sur les premiers mois de l'année, les entrées en formation sont en chute libre.
Enfin, nos interrogations portent sur l'assurance chômage. Là encore, on est frappé par le décalage entre les promesses de campagne d'Emmanuel Macron et la réalité objective. Nous sommes en effet bien loin d'une assurance chômage universelle, car celle-ci concernera peu de monde : 50 000 personnes, tout au plus. Quant à la question essentielle des contrats courts, la majorité s'en tient à une clause de style. Nous avions proposé, il y a quelques mois, des amendements sur ce point, mais ils ont été repoussés. En quinze ans, les embauches sous cette forme sont passées de 1,5 million par trimestre à plus de 4 millions. Un CDD de moins d'un mois sur deux conclus dans toute l'Union européenne l'est en France. Que faites-vous pour taxer la précarité plutôt que l'emploi ?
Voilà nos inquiétudes, madame la ministre. Nous craignons que l'individualisation des droits ne laisse les plus fragiles au bord de la route, au motif de libérer les énergies.