Intervention de François Ruffin

Séance en hémicycle du dimanche 27 mai 2018 à 15h30
Équilibre dans le secteur agricole et alimentaire — Article 13

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Ruffin :

Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, chers collègues, je vais maintenant plaider – et même longuement – la cause animale, pour que l'agroalimentaire cesse de traiter vaches poules et cochons comme une matière première.

Je sais combien, lorsqu'on prend la parole pour ces êtres qui ne parlent pas, on est vite soupçonné de sentimentalisme, de sensiblerie et sujet à moqueries.

J'éprouvais le même souci, il y a quelques années, face aux ouvriers du poulailler Doux. Leur usine de Graincourt, dans le Pas-de-Calais, allait fermer et, piétinant devant l'entrée, entre banderoles et palettes, on causait de leurs inquiétudes, de leur improbable reclassement, des crédits qu'ils avaient sur le dos et sur l'auto.

J'avais une autre question sur les lèvres. J'hésitais. Au milieu de ces grands costauds, de ces filles rudes à la peine, cela risquait de faire sentimental, de faire intello des villes face à ces prolos des campagnes.

Avec prudence, je me suis lancé : « Excusez-moi, mais les poulets, c'est pas comme de l'acier, non ? Quand vous les voyez, ça vous fait quoi ? » Il y a eu un blanc, un silence, un temps d'arrêt. Ça les a interloqués, comme si on énonçait un non-dit, un tabou.

Un homme s'est lancé : « La première fois que je suis entré ici, je me suis demandé : "Mon Dieu, où je suis tombé ? " On en fait des cauchemars. Je suis pas le seul. "Tu dormais, m'a raconté ma femme, tu t'es assis dans le lit, et tu parlais des poulets. " Qu'on en tue autant, je ne pouvais pas imaginer. Et il faut voir comment ça se passe… »

Tous et toutes, autour de lui, approuvaient. Même eux, ces grands costauds, ces filles rudes à la peine, qui voient défiler des milliers de poulets chaque jour, des millions dans leur carrière, même eux ne s'étaient pas endurcis.

Bien sûr, ils mettaient un mouchoir sur leur âme. Il faut bien. C'est le boulot. Il ne court pas les rues, le boulot. Il y a le frigo à remplir, et le gazole pour l'auto, et le Noël des enfants. Alors, on se construit une carapace, au fil des ans. On s'entraîne à l'indifférence.

Mais dans un recoin, malgré les efforts, la compassion demeure, la belle compassion, « souffrir avec », la souffrance de l'autre qui devient un peu la nôtre, l'autre fut-il une bête. Dans le sommeil, comme un geyser qui relâche ses jets, la conscience qui se libère et qui crie. Il suffit alors d'une question, une petite question, timide, du bout des lèvres, pour que craque cette carapace d'indifférence. Que voit-on surgir alors ? De la sensibilité, des sentiments.

Et ce serait une honte ? Non, c'est une fierté, cette sensibilité, ces sentiments. C'est leur humanité, à ces ouvriers. C'est notre humanité, notre part la plus précieuse.

Ne la faites pas taire en vous, aujourd'hui, au nom des chiffres, au nom de l'économie, au nom de l'inertie, au nom des lobbies. Ne vous cuirassez pas le coeur.

Après l'usine, dans le même coin, je me suis rendu chez un éleveur de poulets. Je n'en donnerai ni l'adresse ni le nom.

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